Le mercredi 5 juillet 1995


Délima
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Alençon,

Aux lignes d'arrivée du Tour, en attendant les coureurs, des acrobates donnent un show de trempoline. Ils étaient à mon hôtel hier. « Salut les trempoline ». Un jeune homme s'avance : « Il y a du Québécois dans votre accent, je me trompe ? Ma femme est Québécoise. De Saint-Bruno ».

Marie-Josée Larin donc, faisait de la trempoline à Saint-Bruno. Invitée à un stage à Antibes où s'entraîne l'équipe de France, elle rencontre Pascal Sogny, le jeune homme en question. Ils se sont mariés l'an dernier. Ils viennent d'avoir un bébé fille : Délima...

- Délima ?!!!
- Délima, oui. Comme la grand-mère à Saint-Bruno. Au fait, vous travaillez pour quel journal ? La Presse ? Attendez, vous n'êtes Pierre Foglia par hasard ? Ah ça c'est drôle alors. Figurez-vous que ma belle-mère vous lit religieusement.

Le monde est petit, mon vieux. Et plein de Délima. N'est-ce pas Mme Larin ? Je vous embrasse.

Tassez-vous, les petits - L'équipe Castorama sera dissoute après le Tour. Castoroma ( une chaîne de quincaillerie ) commandite une équipe toute française ( Jackie Durand, Las Cuevas, Marie, etc. ) dirigée par Cyrille Guimard, l'âme du cyclisme français... « J'ai contacté 160 entreprises, raconte Guimard, pour leur demander de prendre la succession de Casto. J'ai eu deux réponses. Aucune des deux n'a abouti ».

Les questions soulevées par ce retrait ressemblent étrangement à celles qu'on s'est posées à propos des Nordiques... Y a-t-il de la place, dans le sport professionnel, pour les « petits », petits budgets, petits marchés, petits n'importe quoi ?

Quatre équipes dominent le cyclisme professionnel : Banesto (Indurain), Mapéi (Rominger), Once (Jalabert), Gewiss (Berzin). Les plus gros budgets, donc les meilleurs coureurs, donc le plus de victoires, donc le plus de visibilité, donc les meilleurs retours d'investissements...

Avec un budget de huit millions de nos dollars par année ( une petite misère ), Castorama n'a pu se payer qu'une petite équipe autour d'un leader bien pâle : Las Cuevas. Peu de victoires - celle de Durand, avant l'orage, dans le prologue était littéralement un cadeau du ciel. Pas de visibilité, pas de retour d'investissement. Castorama s'en va. 34 chômeurs qui s'ajoutent à ceux du Groupement...

Ce n'est pas une bonne nouvelle pour Jacques Landry, et les deux ou trois autres amateurs canadiens qui songent à une carrière pro...

Cette conversation, surprise à Saint-Brieuc, entre Bruno Roussel, directeur sportif de la Festina ( une autre équipe très riche ), et des confrères français :
- Les coureurs de Castorama t'intéressent Bruno?
- Non. Ce qu'on cherche c'est des gros gicleurs. De la puissance. On leur apprendra à courir. Les petits malins qui moulinent n'ont pas d'avenir...

C'est la formule magique du sport aujourd'hui : gros moteur, gros budget.

Puissance financière. Puissance musculaire. Le sport n'a jamais été aussi macho. Même quand c'est les filles qui en font. Vous regarderez les épaules des nageuses, l'été prochain, à Atlanta.

Fais-moi souffert - Andrea Montecchi est masseur à l'emploi de l'équipe ZG Mobili. Responsable de trois coureurs, Colage, Ferrigato et le Colombien Cacaïto Rodriguez. Mais il masse aussi des joueurs de soccer et de tennis...

- Puisque vous connaissez des joueurs de soccer professionnels, dites-moi donc pourquoi ce sont, pour la plupart, d'insupportables têtes de cons, alors que les coureurs cyclistes sont plutôt gentils?
- Parce que les joueurs de soccer gagnent leurs millions facilement, petit jogging le matin, un match par semaine, ils oublient vite d'où ils viennent. Alors que 200 km sur un vélo, tous les jours, pendant 21 jours, tu souffres...
- Et la souffrance...
- Rend l'homme plus humain.

La souffrance rend l'homme plus humain. Je ne sais pas si c'est vrai, mais c'est beau. Je ne sais pas si c'est vrai, mais je me promets de vérifier.

Chérie, passe-moi le marteau.

Ils boudent, bon - Drôle d'attitude de l'équipe de Motorola, l'équipe de Steve Bauer, 6e du contre-la-montre hier. Ni bon, ni mauvais résultat. Motorola nous avait habitués à mieux dans cette épreuve dont elle faisait sa spécialité.

J'ai le curieux sentiment que Motorola snobe le Tour de France. C'est une équipe très américaine finalement, même avec ses deux Italiens, son Colombien et son Letton. Très centrée autour de son directeur technique, James Ochowicz qui n'est pas loin de croire qu'il a inventé la bicyclette.

Une équipe qui s'entraîne, qui se prépare, qui mange, qui boit, qui parle autrement des autres. Y'ont le droit, remarquez. Mais vous savez avec ce petit air de croire qu'ils ont vingt ans d'avance sur le reste du monde en voie de développement.

Motorola avait un objectif cette saison : le Tour Dupont que Lance Armstrong a remporté en ne battant personne. Le Tour Dupont que boudent les grandes équipes européennes. Ce qui insulte les Américains. Alors Motorola, à son tour, a boudé le calendrier Européen. Des enfantillages. Qui sont peut-être en train du fucker la carrière de Lance Armstrong. Il courait au Vermont en plein mois de juin. Ce n'est pas là qu'il apprendra à passer les cols... Armstrong est en train de réaliser qu'il n'est pas le seul prétendant au trône d'Indurain, comme il le croyait quand il a débarqué en Europe. Et qu'il n'est surtout pas le mieux placé. Berzin, Jalabert, Pantani ont une bonne longueur d'avance. « Ce sera tout ou rien », répète souvent le Texan. C'est bien parti pour être entre les deux. Pas tant que ça, finalement.

Je le connais - Au mois de janvier, je vais faire repeindre mon vélo chez Peppe Marinoni. « Écris ça dans ton carnet me dit-il : Gotti. Yvan Gotti. Tu vas en entendre parler cette année ».

Pas entendu parler jusqu'à hier. Hier Gotti a failli prendre le maillot jaune à Jalabert (second au classement général, il l'a finalement manqué par huit secondes). Les gars de la télé, les confrères s'affolaient, Gotti? D'où il sort?

Pas de panique les amis. Je sors mon petit carnet. Nous disons donc Gotti, 26 ans, bon grimpeur, meilleur amateur italien en 90. Pour en savoir plus, vous appelez Peppe à Lachenaie...

Le meilleur homme

Alençon,

Ce n'est pas pour me vanter les boys, mais le premier vrai test de ce tour de France, confirme ce que mon grand nez subodorait au début du tour : Evgueni Berzin est l'homme à battre. Jalabert n'est pas loin derrière. Et Indurain va en arracher terriblement pour gagner son cinquième Tour de France consécutif.

Remarquez qu'Indurain n'a rien concédé de plus que prévu hier. Il est exactement là où on l'attendait. Et là où il l'avait dit. « Zavé dit que zé perdrais une minoute. Zé perdou 59 sécondes. Alors cé bien ». Là- dessus le grand espagnol est allé se coucher, à l'heure prévue, moins une seconde.

Le perdant hier c'est encore Tony Rominger. Encore une crevaison. On dirait qu'il le fait exprès. Rien d'irréparable pourtant. Ils se suivent à une demi-minute, Jalabert, Berzin, Indurain, Rominger. C'est la bonne nouvelle de ce contre-la-montre par équipes : personne n'a perdu, ni gagné le Tour hier.

Une bonne chose de faite. Tout le monde déteste cette épreuve qui ne donne à voir que des chiffres. Les coureurs, surtout, haïssent. Ça roule à 65 km sur le plat. Si tu ne tiens pas, c'est les petits copains qui paient. Surtout, c'est les petits copains qui jugent.

Je reviens à Berzin. Un journaliste lui a rappelé ses démêlés avec ses coéquipiers qui lui reprochent sa rapacité en course :
- Je gagne toutes les courses que je peux. Je ne fais jamais de cadeau. C'est ma philosophie », a répondu « l'ange blond de la Baltique » comme les journaux l'appellent déjà.

Si Berzin perd le Tour ce sera pour cela. Parce qu'il est le contraire d'Indurain qui ne gagne pas toutes les courses qu'il peut, justement. Il ne gagne presque jamais, en fait, Indurain. Sauf le Tour. C'est la vieille école. La vieille chevalerie. Que le meilleur d'entre nous gagne. Par meilleur on n'entendait pas seulement le meilleur coureur. On entendait aussi le meilleur homme.