Le jeudi 6 juillet 1995


Lait cru
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Camembert,

« Camembert, deux kilomètres », disait le panneau. L'émotion m'a pogné, mon vieux, comme elle pogne le musulman à deux kilomètres de La Mecque. Je m'excuse de cette comparaison auprès d'Allah qui est, certes, plus grand qu'un fromage, encore que... un bon camembert au lait cru, un peu coulant, un peu puant, moulé « allah » louche, c'est aussi une forme du grandiose et une manifestation du divin.

À force de plonger dans les vallons du magnifique bocage normand, la route du tour m'avait creusé une petite faim. Et puis j'avais du temps. Loin derrière, les coureurs faisaient comme moi : du tourisme.

J'ai quitté une route déjà étroite, pour une plus étroite encore, une sente qui s'étranglait en s'entortillant dans le bocage, avant de devenir la grand-rue d'un minuscule village. Une mairie, une école (fermée), une église (le curé est mort et on ne l'a pas remplacé), 185 habitants, voilà Camembert.

Un vieux monsieur qui taillait sa haie à l'entrée du village m'a tout raconté. Il y a plus de 200 ans, pendant la révolution, un curé qui fuyait la guillotine fut recueilli et caché par une fermière, Marie Harel... « C'est sa maison que vous voyez sur la colline là-haut ». Donc, Marie Harel fit goûter son fromage au curé qui le trouva fort mauvais. Avec la fermière, il entreprit de l'améliorer, de l'affiner, il découvrit entre autres le secret de la présure, ce truc dans l'estomac des veaux qui fait cailler le lait. Bref, le curé et la fermière inventèrent ce qui allait devenir le camembert, mais qu'on n'appelait pas encore comme cela. On ne l'appelait pas, on le mangeait en se taisant. Comme les grands malheurs, les grands bonheurs sont muets.

La renommée du nouveau fromage s'étendit aux villages voisins, puis jusqu'à Paris où, après y avoir goûté, Napoléon le troisième dit à sa femme : « J'en reprendrais bien un petit morceau »...

Et le fromage de Camembert devint du camembert.

En 1921, Joseph Knirim, un médecin américain, débarque dans le village de Camembert et se confond en remerciements devant les villageois éberlués : dans sa clinique de Philadelphie, il soigne, avec succès, les ulcères d'estomac de ses patients en leur faisant manger du camembert. On s'en étonne moins depuis qu'on sait qu'il y a du pénicillium dans le fromage. À l'époque, la pénicilline n'était pas encore inventée. Bref, le médecin américain a fait ériger à Marie Harel la stèle que l'on trouve à l'entrée du village.

L'ironie de la chose, c'est qu'aujourd'hui, les camemberts au lait cru sont interdits aux États-Unis. Comme m'a expliqué le vieux qui taillait sa haie : « Les fromages de maintenant, au lait pasteurisé, c'est de la matière morte, qui ne guérirait pas un bouton sur le nez. »

Parlant de morte, il y en a une fort étonnante au cimetière de Camembert. Quand la mère Dormois est morte, pour la conserver, son mari a rempli son cercueil étanche de calvados. Il avait fait un petit trou dans le cercueil et introduit un tuyau qui sortait de terre. Tous les ans, à la Toussaint, il refaisait le plein... Avant de mourir lui-même, il a laissé quelques tonneaux de calvados au curé pour qu'il lui rende la même humide politesse. « Mais le curé a bu le calvados! Je l'ai bien connu, m'a dit le vieux, bon Normand, bon chrétien, il disait que les prières font plus de bien aux morts que le calvados. Tandis que les vivants, hé hé...»

J'ai quitté Camembert qui se moquait bien, hier, du Tour de France, qui ne passait pourtant qu'à deux kilomètres.

Et bien sûr, le Tour se moquait totalement de Camembert.

Ainsi survit, ignorée des caravanes, et pour le bonheur des voyageurs pas trop pressés, une France au lait cru, odorante et délicieusement archaïque.

C'est bête...

Le Havre,

Il reste deux kilomètres. On s'en va vers une seconde victoire de Cipollini en trois jours. Sur le plat, Il Magnifico, est intouchable.

Il reste deux kilomètres et tout ce qu'il y a eu avant relève de l'anecdote. Ce qui devait arriver, va arriver : un sprint massif.

Restent deux kilomètres et sont tous là en avant, les sprinters, mais aussi les leaders, Indurain, Rominger, Berzin, Jalabert en jaune. Ils sont en avant pour éviter les cassures du peloton et les chutes qui se produisent le plus souvent à l'arrière.

Il reste deux kilomètres et les équipiers des sprinters emmènent le peloton à 60 km/heure. Soudain, dans la dernière courbe, un coureur crève, perd le contrôle, rentre dans la barrière qui le renvoie sur la route. Nelissen tombe sur lui et Jalabert, le maillot jaune, aussi. Ca aurait pu être Indurain, Rominger, Berzin. Cipollini. Non, les deux mêmes qu'il y a un an à Armentières, Nelissen et Jalabert. Vous vous rappelez, le terrible accident avec le flic qui faisais clic-clic...

C'est bête, c'est tout.

Jalabert disait l'autre jour : « Ce qui me rend si fort cette année, c'est d'avoir survécu à Armentières. Il faut se méfier des survivants, il savent des trucs que les autres ne savent pas »...

Il s'est relevé Jalabert. Moins amoché que Nelissen. Les deux sont repartis. Mais Jalabert perd 50 secondes, perd le maillot jaune qu'il aurait facilement pu garder jusqu'au contre-la-montre de dimanche, perd son avantage psychologique sur Berzin et peut-être aussi sa belle confiance de « survivant ».

Pour le reste, eh! bien comme prévu, Cippolini a surgi à 200 mètres. À la ligne, il avait déjà le buste droit, écartant les bras dans un geste de triomphe et de défi, l'air de demander : « Où sont donc passés les autres? »

Sont tombés, tata.

Je suis injuste. Il les aurait battus de toute façon.