Le vendredi 7 juillet 1995


Rue de la Trémouille
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Dunkerque,

La plus jolie ville du tour jusqu'ici ? Vitré. Je n'en avais jamais entendu parler avant que le tour n'y fasse étape. Toute petite, moyenâgeuse, de l'Histoire habitée. De l'Histoire qui continue. Rue de la Trémouille. Rue de la Botte Dorée. C'était la ville de Madame de Sévigné, celle qui écrivait des lettres, dont quelques-unes assez relevées. Je me souviens de les avoir lues et relues d'une main quand j'étais jeune et plein d'entrain.

Vers minuit je me suis retrouvé sur un banc, devant le château de Vitré. Une mimine avec gros bedon plein de bébés minous est venue se frotter sur ma jambe. J'ai sorti mon carnet et je me suis mis à écrire des trucs. C'est marrant ce que j'écris quand je suis très fatigué. En fait non, c'est pas marrant. C'est différent. Comment dire ? C'est ce qui reste.

Ah! si, je suis très fatigué. Tellement, qu'en rentrant à l'hôtel, je me suis trompé de clef, j'ai essayé d'ouvrir ma porte avec la clef du char, et vous n'allez pas me croire, mais la porte a fait vroum-vroum...

Ah! dans mon temps... - Un vingtaine d'anciens pros, Poulidor, Géminiani entre autres, suivent le tour dans la caravane. Les obscurs comme simples chauffeurs, les célébrités comme hommes-sandwichs, Poulidor vend du chocolat, Roche du fromage, etc...

Les plus vieux, surtout, sont amers. Dans mon temps... Ils reprochent deux choses aux coureurs d'aujourd'hui : de ne pas être assez combatifs. D'être trop payés.

Ils oublient un truc : ça roule beaucoup plus vite aujourd'hui que dans leur temps. Ce n'est pas la même course. Sur le plat, c'est tout simplement effrayant. L'allure du peloton tue la course. Hier par exemple, avec un fort vent de dos, vouloir s'échapper était aussi suicidaire que sauter d'un train en marche, pour courir devant la locomotive.

Pour ce qui est des salaires, restons calmes. Sur les 189 coureurs au départ du Tour, 120 gagnent moins de 200 000 $ par année. Et seulement une dizaine, plus de 500 000 $.

On est loin du soccer. Et du baseball donc...

America - Je ne m'entends pas très bien avec mes confrères Américains. Je n'aime pas qu'ils se posent en victimes de la mafia européenne du vélo. Je les entendais encore hier déplorer que 95 p. cent des courses se déroulent en Europe et que le Tour DuPont ( leur crisse de tour DuPont ) avait à affronter la concurrence déloyale du tour de Romandie, du Grand Prix de Francfort et du Tour des Vallées Minières...

- Hé les boys, Paris-Nice c'est une grande course ou non ? Et Lance Armatrong a bien gagné un étape de Paris-Nice cette année, on est d'accord ? Ils m'ont jeté un regard de travers. Ils ne me voyaient pas venir. Je leur ai sorti le cahier des sports du USA Today du 13 mars dernier. Je l'avais gardé exprès pour eux.

- Cherchez dans votre grand journal national le résultat de Paris-Nice qui finissait la veille. Vous ne le trouverez pas. Par contre, vous allez trouver le résultat d'une course de traîneaux à chiens en Alaska et d'un tournoi de pêche au bass en Floride...

C'est pas un pays de vélo, c'est tout.

Le polyglotte jaloux - C'est fou les chutes, cette année. Boardman bien sûr. Jalabert au Havre. Nelissen qui a abandonné hier. Baldato le vainqueur de Lannion, multiples fractures au visage, abandon hier aussi. Pascal Hervé, le Belge Redant au départ d'Alençon, Jackie Durand et Las Cuevas juste avant Dunkerque. Une bonne vingtaine d'autres depuis le départ...

Explication de Rominger : « Il y a des chutes parce que tout le monde veut faire le sprint, les rouleurs, les grimpeurs, les sprinters. Et aussi parce que de plus en plus de coureurs ne connaissent pas leur métier ; ils seraient plus doués pour le rodéo que pour le vélo...»

À noter, en passant, qu'il a fallu traduire de l'allemand, ce commentaire de Rominger, qui parle pourtant couramment français, italien, espagnol, anglais et danois - il est Danois par sa mère et par son chien.

Rominger a décidé de ne plus nous parler qu'en allemand. C'est sa dernière trouvaille pour nous emmerder.

- Indurain ne parle qu'espagnol et il a bonne presse. J'espère avoir le même traitement.

Faux Tony. Indurain ne nous parle pas en espagnol. Il nous sourit en espagnol.

Le con du jour - Un client dans mon hôtel, ancien coureur qui a fait le Tour du Saint-Laurent en 63 se souvient encore de l'annonceur : « Un con, mais un con ! ». Il ne se rappelle plus son nom. J'ai ma petite idée, mais comme il est mort je ne dirai rien. Même si je suis bien d'accord.

L'autre souvenir qu'a gardé cet ancien coureur, c'est d'avoir été en échappée entre Chicoutimi et Québec et d'avoir vu un ours dans le parc.

La dame de l'hôtel : - Un ours! C'est pas possible...
L'ancien coureur : - Alors je suis un menteur ? D'ailleurs je ne vous parle pas. Je parle au monsieur qui est canadien.
La dame de l'hôtel : - Bon bon, ne vous énervez pas...
L'ancien coureur : - Je ne m'énerve pas, mais lâchez-moi les baskets!
La dame : - Ne me parlez pas sur ce ton, je vous prie!
L'ancien coureur : - Allez vous faire enculer...
La dame qui appelle son mari : - Marcel, Marcel...
L'ancien coureur se tournant vers moi : - C'est vrai quoi c'est impoli de s'immiscer dans la conversation des gens sans y être invité...

Un accueil formidable - Les régions que l'on traverse profitent de la vitrine du Tour pour se montrer, en particulier aux journalistes. Sur nos tables de presse nous attendent des dossiers touristiques que je feuillette avant de les jeter et qui mettent tous en tête de leurs ressources régionales : la qualité de leur accueil. Ça m'énarve.

La Picardie aujourd'hui, les Flandres demain, la Normadie hier, le Québec ( qui détient le championnat du monde de l'accueil ), la Bulgarie, la Moldavie, le Bénin, connaissez-vous un pays qui ne se vante pas de son accueil?

On ne va pas quelque part pour être « bien accueilli ». Ce n'est pas une destination ça, un bon accueil. Qu'on se vante de son bord de mer, de ses montagnes, soit, il faut bien montrer ce que l'on a. Mais il me semble malséant de se vanter de son accueil. Laissez les « accueillis » en décider.

Comment jugeriez-vous l'hôtesse qui vous dirait en vous servant son ragoût : « Il est délicieux ! »

Délicieux, délicieux... on peux-tu y goûter avant ?

Aujourd'hui - Dunkerque-Charleroi (Belgique), 202 kilomètres sure le plat. Dernière étape pour rien. Autre arrivée massive à prévoir. Le tour commence demain.

La mobylette

Dunkerque,

Je savais au départ de Fécamp, que Bauer allait faire un coup. Il était heureux.
- Dis donc, Steve, on ne vous voit pas beaucoup les Motorola depuis le départ?
- Peut-être aujourd'hui, m'a répondu le vieux, un petit clin d'oeil à l'appui.

Ah! ah! Le vieux venait d'avoir son bon de sortie.

La stratégie de Motorola dans ce tour est limpide. Deux cartes à jouer. Leur grimpeur Alvaro Meijia au général. Et des victoires d'étapes. Demain par exemple, avec ce final très dur dans les Ardennes qui convient parfaitement à Lance Armstrong.

Au petit déjeûner de l'équipe, Bauer a glissé, mine de rien, qu'il se sentait super bien. En dedans, Ochowicz, le directeur technique, a dû sacrer. Son plan c'est Armstrong samedi à Liège. Bauer à Dunkerque jeudi ? Pas une chance sur un million. Ce con va se fatiguer pour rien, alors que j'en ai besoin samedi pour lancer Armstrong en orbite...

Je vous raconte ce qui se passe dans la tête du directeur technique, qui se dit en même temps : « Oui, mais Bauer a 36 ans, c'est sûrement son dernier dernier tour de France. Son dernier numéro avant la montagne. Why not ? »

Steve venait d'avoir son bon de sortie. Il était si content que tout le peloton a compris. Personne n'a réagi quand Steve a giclé à 33 kilomètres de l'arrivée, sauf un jeune Italien qui ne connaît pas encore les usages. Ils ont pris 15 secondes au peloton. Puis 24. Puis 35. Pour la forme, Bauer a un peu engeulé son compagnon qui prenait des relais trop timides. Mais au fond, il savait que ca aurait pris une Harley pour tenir, alors qu'il était en mobylette.

Quand les Mercatone de Cippolini, les Novell d'Abdou et les Once de Jalabert se sont mis à rouler derrière ils ont été dessus dans le temps de l'écrire. Le peloton l'a avalé et recraché par en arrière. Au passage un petit comique a lancé : « Eh Steve, si on se revoit pas à l'arrivée, on se faxe ? »