Le samedi 8 juillet 1995


Ralentissez
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Charleroi, Belgique

Quand on passe de la France à la Belgique, une immense pancarte vous accueille : « Ralentissez ». On ne la voit pas de l'autoroute, on ne la voit pas nulle part, cette pancarte n'existe pas réellement, je viens de l'inventer. Mais c'est un fait : il faut ralentir. Les Belges vont lentement. Je ne dis pas en auto. Ils vont lentement dans la vie. Si vous gardez votre beat de Français ou d'Italien ou de journaliste vous allez forcément leur rentrer dedans, les bousculer. Notez qu'ils ne sont pas querelleurs. Ils sont souvent les premiers à s'excuser : « Je vous en prie, passez je suis moins pressé que vous... »

La France est un cinéma permanent. La Belgique c'est 24 images à la seconde qu'on a le temps de voir une par une.

J'avais besoin d'un adapteur pour mon ordinateur, me voilà à la Belgacom, leur téléboutique où l'on doit attendre, comme chez le dentiste. Il y avait une dizaine de clients devant moi qui achetaient des téléphones, des répondeurs, se faisaient expliquer, ça ne finissait plus, je me tanne et passe devant tout le monde :
- Excusez-moi, c'est juste pour un tout petit truc...

Arrêt sur l'image. Le vendeur délaisse son client pour me servir comme si c'était normal. Je paie. Je sors. Personne ne me regarde. Ils m'ont effacé. Annulé. Arrêt sur l'image. Ils vont supprimer cette séquence. Ailleurs, les étrangers sont sales. Ici, ils n'existent pas.

Nous avons traversé les Flandres hier matin, puis la Wallonie en longeant la rive de la Sambre, du côté de Tournai, Beloeil, Mons. Avant la crise du charbon, c'était le pays noir des houillères. L'industrie métallurgique a investi la place... Campagne tirée au cordeau avec une netteté germanique, villages distendus, champs de betteraves qui vont mourir au pied des cheminées des usines. On pense aux petites villes d'Anne Hébert - L'écho du silence est lourd... je ne sais pas où l'on a mis les corps figés des oiseaux.

Il y a deux sortes de Belges, disait un humoriste, les Wallons qui sont assez proches de l'Homme, et les Flamands qui sont assez proches de la Hollande.

Je crois que l'humoriste s'est trompé, il n'y a pas deux sortes de Belges. I1 n'y en a qu'une. Le Belge unique ressemble à sa maison, fort et massif. Propre au-tour jusqu'à l'obsession. Ordonné en dedans.

À la terrasse du café de Mons où j'ai diné, le Belge donc, se tenait le buste droit, les jambes écartées, devant sa bière. À côté de lui, sa fiancée se taisait. De l'autre côté de la rue, un grand panneau annonçait : Shopping Center...
- C'est du flamand ?
- Pardon monsieur ?
- Shopping Center, c'est du flamand ?
- Non monsieur, c'est de l'anglais, m'a répondu le Belge.
- Je plaisantais...
Le Belge s'est mis à rire. Les Belges ne sont pas imperméables à l'humour. Mais il vaut mieux les avertir.
- Qu'est-ce que cela vous fait qu'on raconte des histoires belges en France et ailleurs ?
- Cela m'indiffère...
- Pourquoi en raconte-t-on ? Pourquoi les Belges ?
- Parce que nous ne pouvons pas nous défendre. Nous ne sommes pas Noirs, pas juifs, pas pauvres. Se moquer des Belges, c'est comme se moquer de soi-même, mais sans humour... Et vous savez, finalement, cette réputation d'être un peu lents, un peu bêtes, non non ne protestez pas, un peu bêtes je dis bien, finalement, cela sert assez bien les Belges... Vous savez ce qu'on dit par ici : pour mériter la confiance des hommes, laissez-les vous prendre pour un idiot. Laissez-les vous baiser une fois. Alors vous pourrez les baiser à votre tour. Et pour toujours.
Je me demande tout à coup, aurais-je du belge dans le corps?

Y-a-t-il un Belge dans la salle?

Charleroi, Belgique

Binche la jolie, radiotour venait d'annoncer que le peloton s'était regroupé.
- Pensez-vous qu'un Belge va gagner ? m'a demandé un vieux monsieur qui écoutait par la vitre ouverte de ma voiture.
- Je ne penserais pas...

Le temps des « Flandriens » est bien mort, a dit le vieux en s'éloignant.

Les Flandriens ? C'était des guerriers. C'était avant Merckx. On raconte qu'ils mangeaient des harengs salés avant de s'entraîner pour s'habituer à la soif. Qu'ils lestaient leur vélo de lingots de plomb. Ils régnaient sur les pavés, sur les classiques.

Puis Merckx est arrivé qui a régné sur le Tour.

Puis plus rien pour les Belges. Le vide total, soudain.

Ils n'étaient que 16 Belges ( pas un Wallon ) au départ de St-Brieuc. Ils ont perdu Nelissen, reste Museeuw bien discret. Personne d'autre. Où est passé le cyclisme belge ?

Merckx répond : « Il a disparu dans le trafic ! La circulation, voilà la raison de notre recul. On ne peut plus organiser de courses, on nous refuse les autorisations pour ne pas déranger le trafic. Moins de courses, moins de coureurs, c'est logique. Il y a aussi que le vélo est très dur et que nous vivons des temps plutôt mous, mais c'est un autre sujet...»

Un seul Belge s'est montré le bout du nez sur les routes de Wallonie hier, le vieux Herman Frison...

Où sont les Belges nous demandait-on tout le long du parcours ? Avez-vous vu les Belges ?

Ils se cachent, je crois. Ils ont un peu honte.

Une autre arrivée massive hier, c'est la cinquième. Pas une seule échappée menée à bon port depuis le départ. La course se joue, et se fait dans les cinq derniers kilomètres. Attendre 200 kilomètres pour un coup de rein de Cipollini, hier un coup de rein du jeune Allemand Erik Zabel, c'est long ; 500 mètres de course, c'est court.

Heureusement c'est fini. Il n'y aura pas d'arrivée massive aujourd'hui. Pas de Cipollini, ni d'Abdou, ni de Zabel. Le tour commence pour vrai. Entre Charleroi et Liège, sur la très difficile fin de parcours de la doyenne des classiques (Liège-Bastogne-Liège) le peloton va exploser comme dans une étape de montagne. Berzin va asticoter Indurain. Rominger ne se contentera pas de compter les points. Mais c'est aussi un terrain pour Museew, pour Armstrong, Fondriest, et surtout pour Jalabert. Aujourd'hui, Jalabert reprend son maillot.

Et demain le tour se joue. Demain, le contre-la-montre.

Deux jours de vélo. Pas trop tôt.