Le dimanche 9 juillet 1995


Le fil rouge
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Liège

À Profondeville, ce n'est pas une joke, c'est même une assez jolie petite ville sur les bords de la Meuse au sud de Namur, à Profondeville donc, un magasin de vélos tenu par un ancien pro, Michel Stroobants.

Toujours amoureux du vélo, Stroobants? Bien sûr. Les sorties avec les copains le dimanche, les discussions au café, les souvenirs, tout ça. N'empêche que dans son magasin, Michel vend surtout du vélo de montagne. «Que voulez-vous, c'est la demande...»

À ajouter aux raisons du déclin du cyclisme belge, qu'énonçait Eddy Merckx hier. Le vélo de montagne ne mène évidemment pas au Tour de France, et comme il ne mène pas non plus à la montagne, je me demande où il mène, si ce n'est au garage où il rouille...

Anyway. Si vous vous demandez ce que je foutais à Profondeville, loin de mon butin, je cherchais une chambre mon vieux. J'en ai finalement trouvé une à 70 kilomètres de Charleroi, à Huy. Neuf heures du soir, pas soupé, pas capable d'envoyer mes trucs, la prise de téléphone fuckée, me voilà à zigoner avec les petits fils dans le boîtier...

Heureusement le décalage est à mon avantage. Minuit ici, six heures chez nous, ça va. Mais je dors quand ? Je mange où ? Le pire c'est conduire. Non. Le pire c'est que j'ai l'impression que ce Tour de France est un peu un cadeau qu'on croit me faire. Que mes boss se disent, « on peut bien lui passer ça...»

« Ben alors n'y va pas », direz-vous.

Mais c'est que je veux y aller !

« Ben d'abord ferme ta gueule », ajouterez-vous.

S'il-vous-plaît, un peu de respect. Je suis plus vieux que vous, je suis fatigué, j'ai pas soupé, je zigone avec des petits fils dans le téléphone, et je ne sais plus où va le rouge. Où il va le fil rouge, en haut ou en bas? Vous savez, vous?

J'ai fait une erreur en n'apportant pas mon vélo cette année. Je n'en faisais presque pas, mais le peu que je faisais m'apaisait. Tandis que là je m'énerve, je m'agite, je stresse, ah merde et ce putain de fil rouge qui vient de me rester dans la main.

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Les dégâts

Liège

Un Belge qui gagne l'étape et qui prend le maillot jaune à Liège, c'est un beau couronnement pour cette superbe fête du vélo dans les Ardennes belges. Je ne me rappelle pas avoir vu autant de monde sur le parcours du Tour, sauf peut-être à l'Alpe-d'Huez.

Mais si la Belgique triomphe, dans le peloton ça bougonnait hier. Les sans-grades qui pensaient s'en tirer à bon comptee avec 30 kilomètres à faire, en voulaient « au grand » d'avoir fait exploser le peloton.

Mais la claque hier, c'est Evgueni Berzin qui l'a reçue. Pas tant les 50 secondees concédées, que son isolement. Tandis que Indurain caracolait en avant, c'était pitié de voir Berzin en queue de peloton, abandonné par ses coéquipiers. De toute évidence, l'harmonie n'est pas revenue chez les Gewiss, comme on l'a cru à la suite de leur formidable contre-la-montre par équipe. Il y a du soufre dans l'air...

Pour ce qui est de Rominger, il se défendait mollement d'avoir pris un coup au moral : « On saura après le contre-la-montre si Indurain a fait une si bonne opération. Peut-être était-il tout simplement nerveux, peut-être que cette démonstration de force est un aveu de faiblesse...»

Je veux bien. Il a eu une petite faiblesse. Et il vous a pris 50 secondes. Dites-moi, vous allez faire quoi quand il va revenir en santé?

Un mot enfin sur la débandade des Motorola, Armstrong en particulier dont on attendait beaucoup. On l'a vu c'est vrai, mais ses attaques manquaient de punch, et tactiquement quel désastre, y a-t-il un coach dans cette équipe ? Finalement Armstrong s'est fait lâcher par le peloton pour finir à trois minutes.

Notre ami Bauer, qui paie pour les folies de l'avant-veille, termine à 17 minutes sur un parcours qui eût fait son bonheur dans ses belles années.

Tony le malin (bis) - Encore Rominger. Ne pensez pas que je ne l'apprécie pas. Autant j'aime les silences des Espagnols, autant les propos sulfureux du Suisse m'amusent. Il a allumé le feu au début du Tour en déclarant : « Vous pensez que ça m'enchante de courir le Tour de France ? Je le fais parce que mon sponsor me l'a demandé. Mais personnellement, d'avoir gagné le Tour d'Italie suffisait largement à ma gloire pour cette année...»

L'organisation du Tour n'a pas du tout apprécié. C'est que ce petit Suisse qui vient faire le Tour comme une corvée risque de le gagner. Imaginez le désastre. Rominger en jaune sur les Champs-Elysées, Chirac lui serre la main, une journaliste lance : « M. Rominger, est-ce le plus beau jour de votre vie ? »

Rominger : « Pas du tout. J'ai hâte de rentrer chez nous...»

Il en est capable. Et même pas par provocation. Parce qu'il est comme ça. Il dit des choses énormes et les assume. L'autre jour il a dit qu'il préférait des équipiers espagnols, ils sont plus loyaux que les Italiens, « et ils ont plus faim ». ( Lui non plus, comme Berzin, n'est pas très aimé de son équipe... italienne ).

Le plus comique, c'est qu'il n'a absolument pas la tête d'un fouteur de merde. En civil, ce petit bonhomme malingre a l'air d'un commis dans une boutique granole qui vient de se faire foutre dehors parce qu'il est toujours malade.

Hier il a annoncé ses couleurs : « Non, le contre-la-montre ne sera pas décisif. Oui, Indurain est vulnérable dans la montagne. Je l'attends là ».

Yvan le terriblement distrait - À l'arrivée de Charleroi, Yvan Gotti ne savait pas qu'il avait perdu son maillot jaune (au profit de son coéquipier Riis). Comme il n'avait pas su l'avant-veille qu'il l'avait gagné.

Décidément dans la lune, ce gentil garçon ne manque pourtant pas de répartie.

À Cipollini qui lui disait « toi, le jour de ton mariage, combien on parie que tu vas arriver en retard à l'église ? », Gotti a répondu : « Je pense plutôt au jour de ma mort. J'espère ne pas être là »...

Je reste

Cent soixante-quatorzième kilomètre. Devant, à 20 secondes, sept ou huit coureurs en échappée, dont Lance Armstrong.

Derrière, les Banesto de Indurain organisent la chasse comme ils l'ont fait depuis le départ. Soudain Indurain se dégage en force et prend 30 mètres au peloton.

Quelle mouche le pique ? Que veut-il prouver la veille du contre-la-montre ?

Le voilà avec 100 mètres d'avance. Il se retourne. Il hésite, paraît surpris...

Et tout s'éclaire. Aucune mouche ne l'a piqué. Il n'a rien prémédité. C'est la vapeur tout simplement. Le trop plein de vapeur a porté Indurain en avant. Indurain c'est un presto depuis trop longtemps sur le feu. Il l'a toujours dit : « Je suis au top de ma forme une semaine après le départ du tour, pour le premier contre-la-montre ». Hier il avait 24 heures d'avance. Sans doute parce qu'il faisait trop chaud. Indurain adore la chaleur...

Le voilà avec 200 mètres d'avance. Il a son profil d'oiseau de proie des grands jours, le bec méchant. Il fond sur les sept ou huit devant, les rejoint, reprend son souffle et relance. La montée du Mont-Theux éclaircit les rangs. Lance Armstrong est un des premiers décrochés.

Indurain s'enfuit, emmenant Johan Bruynel et Eric Boyer dans sa roue. Boyer ne tiendra pas. Bruynel ne tirera pas une fois, il restera sur le porte-bagage d'Indurain jusqu'au bout, protégeant Jalabert. C'est normal, c'est la course. Indurain savait qu'il se ferait battre au sprint.

Derrière, les Mapei de Rominger sont à fond. Implacable, décourageant de facilité, Miguel leur prendra 50 secondes. Tout seul contre le peloton lancé à fond, il a mis 50 secondes dans les dents de Berzin, de Rominger.

Fabuleux effort, 20 kilomètres d'énergie pure. On en parlera longtemps.

Je vais vous dire un truc mais ne le répétez pas à mon boss. Je songeais à rentrer à St-Armand tellement je m'emmerdais dans ce tour de sprinters.

Je reste.