Le lundi 10 juillet 1995


Les trois Miguel
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Seraing, Belgique

J'étais à deux pas de Miguel Indurain quand il a dit quelques mots pour la télé espagnole : « Mission accomplie. Mon objectif était de mettre les grimpeurs Pantani et Virenque à dix minutes avant la montagne. C'est fait .»

Pas un mot de Rominger. Pas un mot de Berzin.

- Miguel, Miguel, et Riis ? Mais il remontait déjà la vitre de l'auto d'Etchevarri, son directeur technique. Bye. Dors bien Miguel. Le plus difficile t'attend. Contrairement aux autres années, tu n'as pas mis le Tour à ta botte dans le premier contre-la-montre.

On a vu trois Indurain hier. Le boulet de canon qu'on connaît, sur la première moitié du parcours. Jusqu'à ce qu'il rejoigne Jalabert, en fait, parti deux minutes avant lui.

Puis un Indurain un peu fatigué. On a même cru que Jalabert allait le repasser.

Et finalement le Jalabert du final, déchaîné comme on ne le voit jamais. Un Indurain pour l'honneur. Teigneux. Mauvais. Il la voulait cette victoire. Mais il ne se doutait pas qu'il aurait à se battre comme un Irlandais pour l'avoir par la peau du cul... devant Riis !

Au total un Indurain moins convaincant que les années passées dans le même exercice. Est-ce dire qu'il sera plus vulnérable dans la montagne demain ? C'est l'avis de Tony Rominger : « Je considère comme une victoire de ne lui avoir concédé qu'une minute ». Deux minutes, Tony, pas une. Tu oublies celle qu'il vous a prise samedi...

Reste que Rominger, c'est vrai, a encore des cartes à jouer en montagne. Berzin, c'est moins sûr. On attendait qu'il frappe très fort hier. Il a été juste bien. Un ton en dessous de Rominger, deux tons sous Indurain et Riis. Et puis Berzin et Riis c'est la même équipe, et comme Berzin ne supporte pas qu'on lui fasse de l'ombre...

Derrière ces quatre gars-là, ça a fait mal hier. Des rouleurs comme Armstrong, La Cuevas, Marie, ont pris cinq minutes. Zulle, Breukink, quatre. Pantani, huit. Virenque, sept. Bauer oubliez ça.

Tous ont trouvé le parcours tuant, la chaleur terrible et le public extraordinaire.

Un mot du décor, entre Huy et Seraing, les ombreuses Ardennes se prenaient, à 32 degrés, pour une garrigue provençale. Huy ( prononcez voui ) est aussi jolie que Seraing est laide, et personne n'a semblé remarquer que le départ était donné au pied d'une centrale nucléaire et l'arrivée jugée entre deux aciéries...

Faites du sport qu'il disent, c'est bon pour la santé...

Bauer, la fin ?

Rencontré un Bauer très souriant hier à Huy, quelques minutes avant son départ.

- Est-ce ta dernière saison, Steve ?
- Peut-être pas...
Traduction : j'en courrais bien une autre, mais m'offrira-t-on un contrat ? Douteux.

Il y a des jeunes qui poussent chez Motorola, Hincapie et Merckx (le fils de) entre autres. On parle aussi du Polonais Jaskula, l'actuel leader de l'équipe monégasque Akii. Ce serait signé et tout. Jaskula qui n'a pas fait grand chose depuis sa troisième place dans le tour en 93, accusait près de six minutes de retard avant le contre-montre. Mais peut-être parle-t-il bien l'anglais, paraît que c'est une condition d'embauche chez Motorola.

Petit rappel, c'est chez Motorola que Gordon Fraser d'Ottawa a fait ses débuts pro cette saison. Rien de fracassant. Évidemment Fraser n'est pas dans le tour et n'a pas à y être. Gordon est un peu juste chez les pros. Il se fait larguer dans les bosses et n'est pas là pour disputer les sprints. Pour un sprinter c'est embêtant.

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Le deuxième a gagné

Seraing, Belgique

Jai mal, souffrait Bjarne Riis à la ligne d'arrivée. J'ai fait un bon truc, je crois, mais j'ai mal, c'est pas croyable. J'ai un peu coincé à la fin, sinon...»

Sinon l'immense Danois battait sa majesté Indurain et prenait le maillot jaune. Mais même sans cela, sans crémer le gâteau, Riis nous a stupéfiés hier. Non pas « stupéfiés ». Interloqués est plus juste. Il y a de l'accablemnent dans la stupéfaction. Alors que c'est tout le contraire. Au fil des kilomètres, Riis nous a communiqué une sorte d'allégresse : « Non mais regardez-le aller ! ». Nous en étions babas. Nous étions, comme disent les Français, « comme deux ronds de flan ».

La foule ne s'y trompait pas d'ailleurs. Grands connaisseurs de vélo, les deux millions de Belges sur le parcours du contre-la-montre sentaient venir l'exploit. « Non mais regarde-le aller, non mais c'est pas vrai, il va battre Indurain ! ».

Nous le souhaitions.

Riis est un de ces bons deuxièmes qui font souvent la course en tête, passent bien les cols, gagnent parfois une étape et qu'on oublie aussitôt. Parce qu'ils ne sont ni Français, ni Italiens. Parce qu'ils n'ont pas les mots qui font des titres dans L'Équipe... J'ai parlé une fois à Riis. Il était assis dans l'herbe. Il avait une bouteille d'eau à la main, il souriait : « Vous souriez tout le temps M. Riis ! ». Il m'avait répondu gentiment : ( il parle très bien français ) : « C'est parce que j'aime le métier que je fais ».

Personne n'a vu venir Riis hier. Pas un seul des mille journalistes que nous sommes. Rominger battu par Indurain, Berzin battu par Indurain, on avait pensé à ça. Mais Rominger et Berzin battus par Riis, non mais ça va pa la tête !

Pourtant il s'en est fallu d'un poil qu'il batte aussi le grand Miguel. Dommage qu'il ait coincé dans la dernière côte. Dommage, M. Riis.

Vous aimez le métier que vous faites, me disiez-vous. Moi j'aime bien comment vous le faites.

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Casque tu veux?

Non, les coureurs du Tour, à quelques exceptions près, ne portent pas de casque.

Oui, ils en portaient tous un, durant les trois étapes belges. C'est la loi en Belgique. Les coureurs, en course, doivent être casqués.

À l'entraînement, non. Les cyclos, non. Les gens qui vont au bout de la rue, non plus, le casque n'est pas obligatoire. Même pas conseillé. Et pourtant ce sont des Belges. Je veux dire plus téteux que ça, je ne vois que les Nords-Américains...

D'autres questions sur les casques ?

Misère sexuelle -

Ce panneau publicitaire sur la route de Liège : « Enfin, trois préservatifs pour 20 francs ». Pourquoi enfin ? Était-ce si cher avant ? Il y a dans ce « enfin » un soupir de soulagement qui ne laisse pas de m'intriguer.

Être trop pauvre pour s'acheter trois capotes d'un coup, est-ce cela qu'on appelle la misère sexuelle ?

Le plat du jour -

Des frites mon vieux. On est en Belgique, non ?

Une petite binerie pas loin de l'arrivée. À côté de la friteuse, bien en vue, un grand sac de patates sous vide, pré-pelées. Le sac venait d'Italie...

- Mon vieux ! Les fameuses frites belges sont italiennes et pré-pelées. Je suis déçu.

La dame était allée au Canada.

- Je vous en prie, hein, qu'est-ce qu'elles sont mauvaises les frites chez vous, au Canada. Herman, mon mari, a été malade. Hein Herman t'as été malade ? Mais on a bien aimé quand même. Les gens sont gentils. On a eu bien du plaisir avec notre groupe. Un bon groupe, hein Herman ? Un soir on a mangé du wipati...

- Du wappiti peut-être ?

- Enfin, une sorte de buffle avec des cornes. Il paraît que ses cornes sont aphrodisiaques, hein Herman, le guide nous a dit pour les cornes du wipati ? Et vous savez ce que Rolf Lebon a demandé au guide ? Rolf c'est un ami de mon mari, hein Herman, on en rit encore ? Il a dit, la corne du wipati est-ce qu'il faut se la mettre dans le derrière ? Qu'est-ce qu'on a ri. Hein Herman...

Le bonjour d'Albert -

Quelques vieux clients parlaient de maladie à l'Hôtel du Fort, au bord de la Meuse, à Huy.

- Vous devez connaître Paul Mercier au Québec ? Mais si, il est député à Ottawa. Avant il était professeur de mathématiques à Blainville. Eh bien il vient d'ici, de Huy. Enfin à côté, d'Ohey.

- De quel parti est-il, savez-vous ?

- Oh il doit être du parti du Québec. Enfin ceux qui veulent êtres libres là. Le contraire serait étonnant avec Michel. Déjà ici, c'était un bon « wallingant » (un militant wallon), c'est pas rendu à son âge qu'il va changer...Il doit avoir pas loin de septante...

Donnez-lui le bonjour d'Albert. Albert Juen, on est des vieux copains...

Je voyais la Belgique comme une grande usine, des hauts-fourneaux, des cheminées, des aciéries, un univers métallisé, des forêts de pylônes. C'est ça aussi. L'entrée de Liège est un cauchemar haute tension. Les pêcheurs à la ligne des bords de Meuse prennent des poissons déjà fumés.

Mais la Belgique c'est aussi une fraîche campagne, bien peignée, bien découpée, où on devine le souci de ne pas perdre la moindre parcelle de terrain.

Samedi soir, dans la grande cour carrée de la ferme Limbort, pavoisée des drapeaux belges et québécois, le village de Braives se jumelait à Cap Rouge. On avait dressé un buffet campagnard arrosé de vin de la région.