Le mercredi 12 juillet 1995


Au bout
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

La Plagne, Savoie

Michel, un copain de vélo, un copain de livres aussi, Michel le libraire qui tenait l'Encrier, le rendez-vous des intellos sportifs du Plateau il y a quelques années, Michel Bouchard donc, 45 ans, ni plus, ni moins en forme que moi, (on roule pareil), vient de courir une étape du Tour de France.

Je suis fier de lui.

Il a couru l'étape d'aujourd'hui, la plus dure du Tour. De La Plagne à L'Alpe d'Huez, 162 kilomètres, le col de la Madeleine, la Croix-de-Fer, et l'épouvantable montée de l'Alpe-d'Huez avec ses 21 virages numérotés et ses murs à 13 p. cent.

Une tradition du Tour. Tous les ans, une étape de montagne est ouverte aux cyclos, deux ou trois jours avant les vrais coureurs, exactement le même parcours...

Samedi, dans le matin frisquet de la vallée tarentaise, 5000 cyclos étaient au départ. Ils venaient de partout en France, d'Italie, de Belgique, de Hollande, des Américains, des Australiens. Comme Michel, ils s'étaient préparés tout le printemps pour ce moment-là. Ils y pensaient tous les jours. Ils sont partis très vite pour chasser la nervosité...

- Ce n'est pas le Tour de l'Ile, raconte Michel. On roulait à 50 dans le faux-plat descendant qui mène au pied du col de la Madeleine.

Ce n'est pas le Tour de l'Ile, mais il paraît que les organisateurs de cette étape ont pris conseil des gens du Tour de l'Ile, pour la logistique de leur événement...

- Ils devraient retourner prendre d'autres conseils, cette fois pour l'atmosphère. Ce n'est pas une fête, c'est une épreuve terriblement austère.

Michel avait cousu un petit drapeau du Québec sur ses cuissards. « Je me disais que cela engagerait à la conversation. Pas un mot. Chacun était enfermé dans sa peur de rater son rendez-vous avec la montagne. Ça m'a rappelé les départs angoissés des marathons. Le seul gars qui parlait c'était le naïf, descendu du Lac Saint-Jean, son brin de fraîcheur nous faisait du bien, mais nous, les « pros », nous restions concentrés...»

Michel a franchi la Madeleine sans trop souffrir. « La descente m'a effrayé. En plein milieu, on nous a fait signe de ralentir. J'ai vu un attroupement, des gens qui lançaient des filets dans le précipice, j'ai pensé que quelqu'un était tombé. À l'arrivée j'ai su : un ti-cul de 18 ans était passé dans le vide, par-dessus le parapet. Tué évidemment. »

Dans la Croix-de-Fer, Michel a sombré. Des crampes. Il a monté les trois derniers kilomètres à pied. « En haut j'étais si fatigué que je me suis assis et je me suis endormi. Je n'ai jamais été aussi vidé de ma vie. J'ai couru une dizaine de marathons, je me suis perdu en ski de fond, je n'avais jamais été dans cet état. Finalement j'ai abandonné à Bourg-d'Oisans. Restaient 13 kilomètres. Les 13 de la montée vers l'Alpe-d'Huez. Je n'aurais jamais été capable...»

Je n'ai pas demandé à Michel s'il était déçu. Je sais. Je roule avec.

« Pendant que je marchais vers le sommet de la Croix-de-Fer en poussant mon vélo, à un moment donné, je me retourne sur un décor à couper le souffle : les cimes enneigées des aiguilles d'Arves, le fond de la vallée très encaissée et si proche que j'avais l'impression de pouvoir les toucher avec la main, les toits des maisons du village de Saint-Sorlin. Je me suis trouvé un peu fou de tourner le dos à tout ça. Pourquoi ? Qu'est-ce que je foutais là ? C'est quoi l'idée ? »

L'idée c'est d'aller au-delà de cette limite où l'orgueil ne suffit pas. C'est d'aller au bout.

Michel, un copain de vélo, ni plus ni moins en forme que moi, y est allé en courant une étape du Tour de France.

Merci Michel. Je suis fier de nous.

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L'aigle et les coucous

La Plagne

Le coucou est un petit oiseau ridicule qui vit en bande, piaille sans arrêt en sautillant de branche en branche, dans un grand ébouriffement de plumes.

Il y a le coucou genre Tony Rominger, qui sort ponctuellement de sa boîte. Sauf quand l'aigle est là. Alors il ne sort pas. Il saute un quart d'heure, ce qui n'est pas très sérieux pour un coucou suisse.

Il y a le coucou genre Virenque qui donne du bec sans arrêt. Il y a le coucou cosaque genre Berzin, le coucou grimpeur genre Pantani, le coucou qui Riis, le coucou qui pleure genre Bugno, tous ces coucous piailleurs menaient grand train hier matin au départ du Grand-Borman, tous disaient qu'ils iraient plumer l'aigle dans son nid, sur la plus haute des cimes.

On montait le Cornet de Roselend qui culmine à 2 000 mètres. Devant était le Suisse Zulle. Derrière, ils étaient tous là sauf Berzin. Fini Berzin. Loin, en Sibérie Berzin. Mais tous les autres, Rominger, Jalabert, Riis, Chiappucci, Pantani, Virenque, tous ceux qui comptent, une vingtaine, étaient là. Les Banesto d'Indurain se tuaient à l'ouvrage. Il n'en restait plus que deux dans le petit pelotoin de tête, Rué et Aparicio, et on voyait le moment où Indurain serait seul contre tous.

Il vint, ce moment, dans la montée finale vers La Plagne. Indurain se retrouva seul soudain.

Et il prit son envol.

On avait oublié cela. Les aigles aiment voler seuls, au-dessus du grand cirque des montagnes, haut, très haut au-dessus de la caillasse et des torrents.

Soudain les coucous s'étaient tus. Coucou Rominger était vert. Coucou Virenque crachait un peu de ses petits poumons. Coucou Jalabert et coucou Riis l'aile cassée faisaient pitié.

L'aigle franchit la ligne d'arrivée, s'arracha une plume et signa : Miguel.