Le jeudi 13 juillet 1995


Ça chauffe!
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

L'Alpe-d'Huez

C'est une grande étape l'Alpe-d'Huez. On se souvient longtemps de son vainqueur. Gagner à l'Alpe c'est mettre son nom sur la coupe Stanley. C'est marquer l'histoire du Tour.

Mais l'Alpe c'est aussi, c'est surtout je dirais, le grand rendez-vous populaire du tour. Un tour qui ne passe pas par l'Alpe-d'Huez, c'est un Tour orphelin de son plus fidèle public.

Envahie durant la nuit, la montagne se réveille bariolée de toiles de tente de toutes les couleurs qui la mettent en gaîté. Elle en a bien besoin. À nue, c'est une montagne laide et péteuse, chromée pour le ski. De Bourg-d'Oisans, le gros village à son pied, une route mène à une manière de Saint-Sauveur des hauteurs, en 13 acrobatiques kilomètres, 21 tournants numérotés en commençant par la fin, à chaque fois plus retroussés, pour devenir de véritables murs qui se dressent sous la roue des cyclos.

C'est le 14 juillet du vélo et de la crampe. Ils sont des milliers à escalader l'Alpe-d'Huez quelques heures avant les coureurs. Des pépères. Des petits vites. Des ambitieux sur des grands braquets. Des tranquilles qui moulinent. Des vieux cadavériques. Des Hollandaises à gros cul. Des enfants sur des petits bicyks à pneus balloune...

- Quel âge as-tu petite fille ?
- Sept ans !
- Tu vas monter jusqu'en haut ?
- Si mon papa n'est pas trop fatigué...

Et l'innombrable foule à pied, en bedaine et gougounes, le cooler à pique-nique en bandoulière, le petit chien qui suit.

Moi ? Moi, je suis dans ma putain de saloperie d'auto, mon vieux. J'essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Le moteur chauffe. Et pas seulement le moteur.

Bons baisers d'Ukraine - Je sais trois mots d'allemand. Bonjour, comment ça va. Je m'en suis servi pour aborder le seul Autrichien du peloton, Georg Totshing. Il a bien ri. D'abord parce qu'il ne parle pas un mot d'allemand, mais surtout parce que ce n'était pas Totshing. C'était, de la même équipe Polti, l'Ukrainien Serguei Outschakov. Qui parle italien mieux que moi. On a parlé de Bergame sa jolie ville d'adoption. On a parlé des 40 000 kilomètres ( quarante mille ! ) qu'il pédale chaque année. De l'argent qu'il gagne ( pas assez ! sans plus de précision ). De la montagne qu'il n'aime pas trop. De Indurain, à peine un mot :
- Je ne le vois jamais, il est toujours devant.
On a parlé de la pression. Cette année le coach m'a dit : « Serguei, ou tu cours ou tu retournes en Ukraine. »
- Et alors ?
- Qui veut aller en Ukraine ! J'ai gagné l'Étoile de Bessèges et une étape du tour d'Italie.
Et on a failli parler de cul...
- Eh je suis marié, j'ai deux enfants !
Prends-moi pas pour une valise, beau blond. S'il y avait un vote parmi les filles de la caravane, c'est la seule fois de ta vie que tu battrais Cipollini au sprint.

Allô Gervais... - Message à Gervais Rioux de la boutique Argon : « Comment tu l'appelles déjà ton coureur préféré ? T'sais celui qui devait gagner le Tour de France ? Armstrong, c'est ça ?

Quand je l'ai vu attaquer dans la première étape de montagne, je me suis dis tiens, c'est Gervais qui va être content. Il a pris 20 secondes au peloton. Ça duré cinq minutes. À l'arrivée il avait 18 minutes dans le cul... La deuxième hier pareil. 18 minutes. Attends, je regarde à combien il est au général : 45.39. Remarque c'est pas fini. Il peut revenir dans les Pyrénées... Quoi « mon » Berzin ? Ben oui Berzin a abandonné. C'est pas pareil. Berzin a rencontré « l'homme au marteau ». L'expression vient des coureurs flamands « de man met de hamer ». L'homme au marteau c'est le mauvais génie qui attend au tournant de la route les coureurs avec une grande gueule. Paf ! Tais-toi.

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Courant d'air

L'Alpe-d'Huez

Avec ses oreilles comme des portes de grange et son crâne chauve, il a l'air de s'être échappé de Star Trek. Mais ceux qu'il a laissés sur place dans l'ascension de l'Alpe-d'Huez hier, trouvaient plutôt qu'il a l'air d'une chimiothérapie. Ainsi se présente Marco Pantani, le héros de cette mythique étape de l'Alpe-d'Huez.

Une victoire attendue, et pourtant pas banale. Marco Pantani nous a fait un extraordinaire numéro de grimpeur, on dit que c'est le seul vrai du peloton, le premier depuis le Colombien Lucho Herrera. Une race très spéciale, ces grimpeurs, qui tient moins de l'humain que de la chèvre des montagnes.

Rien qu'à voir, on voyait bien. Dès que Pantani a attaqué il est passé un courant d'air frais dans cette montée chauffée à blanc. Et dans ce courant d'air, ils sont quelques-uns à s'être enrhumés, dont Virenque qui s'est mouché dans ses doigts.

Pendant que le petit lutin italien se faufilait dans l'étroit couloir que lui laissait la foule, derrière, un grand Espagnol, tout en puissance, rappelait qu'il était le patron. Zulle et Riis dans sa roue, Indurain propulsait au turbo sa grande carcasse vers le sommet. Il était resté stoïque toute la journée sous les attaques des Jalabert, Virenque, Dufaux, Escartin et autres. Là ils les faisaient payer. Pas un regard en passant à côté. Il est allé chercher la deuxième place, fermant au passage le cercueil de Rominger, à plus de huit minutes maintenant au général.

Berzin avait définitivement capitulé quelques heures plutôt dans la Croix-de-Fer. Écoeuré, et honteux, et regrettant probablement ses provocations qui paraissent bien ridicules aujourd'hui.

Il reste un adversaire à Indurain, le Suisse Alex Zulle. Étonnant et coriace second à deux minutes et demie seulement.

Merci Zulle. On a bien failli ne plus avoir de course...

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Garçon, un sucre

L'Alpe d'Huez

De la Belgique au pied des Alpes, 800 kilomètres. Par 38 degrés. Quand tu détestes conduire, l'enfer. C'est vrai que les Européens conduisent vite et plutôt bien. Sauf que, pour quelqu'un comme moi qui conduit mal et lentement, c'est encore pire. Ils me font freaker ces cons-là. Ils me klaxonnent. Ils font des gestes en passant. Y m'énarvent.

J'arrête pour la croûte à Nuits-Saint-Georges. Belle terrasse ombragée. Rôti de porc forestière et haricots frais de bourgeoise tradition. J'ai la bouche pleine, le garçon se plante devant ma table :
- C'est à vous l'auto tour de France ? Vous allez avoir une contravention, il vaudrait mieux la stationner sur la place, le parking est gratuit...
- Ce n'est pas à moi.
Je venais de finir mon café quand le flic a glissé sa contravention sous mon essuie-glace. Je l'ai ignoré, superbement.
- Garçon, une eau-de-vie s'il-vous-plaît. Une framboise. Avec un sucre pour faire trempette.

Le beû bleu - Dernier flash de Belgique. Pour rejoindre l'autoroute, je devais emprunter le chemin du contre-la-montre de la veille. Hier, il y avait ici des centaines de milliers de spectateurs. Ce matin, pas un papier, pas une canette, pas un carton de pizza. La Belgique propre et nette de toujours.

Plus loin, dans un champ, des vaches blanches et bleues.
- Excuse-moi monsieur, ce sont vos vaches ? J'hallucine ou elles ont bien des taches de bleu?
- C'est bien du bleu. On les appelle d'ailleurs les « blanc-bleu ». Ce sont des boeufs à la viande très réputée...
Des beûs bleus donc. Pas bleu azur bien sûr. Bleu tirant sur le violet. Comme des bleuets du lac Saint-Jean. Mais plus gros. Des bleuets avec des cornes. Et qui font meuh.

Je vous embrasse.