Le samedi 15 juillet 1995


Je ne suis pas enceinte
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Bollène,

Javais très envie de Bollène, qui n'est pas sur la route du Tour. Un souvenir que je ne vous raconterai pas, le voudrais-je... la mémoire est un territoire miné, on y avance vers un visage, vers un parfum et tout à coup, le noir. On y avance en des lieux extraordinairement familiers, mais la coquille est vide.

À la terrasse du café du Progrès, on entend les joueurs de pétanque faire claquer leurs boules sous les marronniers de l'esplanade voisine. Bollène m'est revenue d'un coup. Ses toits de tuiles rondes. Les berges du Lez et la géographie particulière de ses ruelles qui deviennent torrents quand le Lez déborde, ce qui lui arrive parfois...

Tiens, la petite ruelle, tout suite derrière, eh bien elle donne sur la rue Frédéric-Mistral qui mène à la Place de la Mairie où j'allais prendre ma douche il y a, mon Dieu que c'est loin, il y aura bientôt quarante ans. Les bains-douches municipaux ! C'était au temps où la France se lavait une fois par semaine. Moi c'était le jeudi.

Je le ne croyais pas : ils sont toujours là, face à la mairie. Les bains-douches municipaux de Bollène. Pimpante illustration de l'hygiène républicaine. Trois francs. Maximum 20 minutes. « Il est strictement interdit de fumer, de cracher, de se moucher dans la douche ». Et cet encadré vengeur : « Celui qui a fait ses besoins dans la douche des handicapés a été reconnu. Il sera puni de douche. Signé, La Direction ».

- Puni de douche, cela veut-il dire qu'il ne pourra pas se laver ?
- Oui monsieur.
Même la matrone qui cognait contre la porte avec sa clef, quand on dépassait les vingt minutes.
- Combien de clients aujourd'hui, madame ?
- Dix-sept. Des Arabes.

Voilà, c'est la France d'avant, à l'usage des Arabes qui n'ont pas l'eau courante...

C'est quoi déjà la devise que les Français ressortent au 14 juillet ? Ah oui : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Moi j'étais fasciné par « égalité ». Liberté je savais que c'était un truc pour amuser les poètes. Fraternité, un mot de curé. Mais « égalité », je disais, quel beau projet.

Et puis voilà. Ça n'arrivera pas. Les Arabes se sont mis à chier dans les toilettes des handicapés. À portée de fusil de Bollène, à Orange, ils ont élu un Le Pen à la mairie. Et tous ensemble, comme ils s'ennuient terriblement de De Gaulle, les Français ont élu Chirac, qui a du De Gaulle dans le menton. Ce midi Chirac tenait la traditionnelle conférence de presse du 14 juillet...

- Pourquoi la reprise des essais nucléaires, monsieur le Président de la République ?
- Parce que !

Sûrement pas parce que ça pressait. De toute évidence parce qu'il importait de faire du De Gaulle, pour plaire aux Français. Il y a en ce moment en France un grand désir de renouer avec la grandeur, avec les traditions, avec la Renault pépère, avec la purée de pommes de terre, avec la couleur beige, et d'appeler ses enfants Louis ou Édouard.

Place de la mairie, à Bollène hier soir, on a fêté le 14 juillet en langue provençale. Seuls les très vieux et les très jeunes ont compris quelques mots. Les très jeunes parce qu'ils apprennent le provençal à l'école... La France d'aujourd'hui 14 juillet 1995 parle breton, provençal, anglais et encore un peu français.

Pour ce qui est de la grandeur, on la trouve surtout dans les « grandes surfaces », ces supermarchés qui ne s'appellent pas pour rien « Continent », « Géant », « Mammouth ». Au Continent où je suis allé l'autre jour, il y avait 43 caisses. Dont une pour les femmes enceintes.

- Et alors, vous ne savez pas lire ? Femmes enceintes. Vous êtes enceinte, vous ?

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Jour de gloire

Chantons la Marseillaise, mon vieux. Allons enfants de la péda-a-leu, le jour de gloire est arrivé...On peut bien chanter la Marseillaise, en trichant un peu.

Un Français a gagné le 14 juillet, fête nationale des Français. Et pas n'importe quel Francais. Laurent Jalabert, le meilleur qu'ils n'ont pas eu depuis longtemps. Depuis novembre 1986 exactement, depuis que Bernard Hinault a raccroché son vélo.

Pas n'importe quelle victoire. De l'audace. Du panache.

Pas n'importe où. Par les routes ombragées de noyers de la Lozère, par ses villages morts de soif aux maisons de crépi rassemblées autour d'une ruine de château. Bref au plus beau de la France, un Français a gagné.

Un exploit qui relance le Tour. Voilà Jalabert à trois minutes et demie d'Indurain et on se dit, hé, hé. ce n'est peut-être pas fini, comme on le croyait...

En tout cas les Français se sont rendu compte hier qu'ils s'étaient trompés d'idole. Jalabert est sur une autre planète que l'autre pinocchio à petits pois ( je parle de Virenque et son maillot à pois de grimpeur ).

Un très joli coup, finement joué. Une échappée de près de 200 kilomètres, il fallait oser, certes. Mais il fallait d'abord y penser..

Derrière ce coup il y a Manolo Saiz, le rusé directeur technique de la Once qui déteste Indurain et la Banesto.

La Once et la Banesto, deux mentalités opposées. Deux équipes espagnoles très riches ( La Banesto c'est une banque qui a fait faillite, mais une drôle de faillite. La Once c'est la multinationale des aveugles qui a le monole des loteries en Espagne ).

La Banesto, rassemblée autour d'Indurain, leader unique, rafle toute la publicité depuis quatre ans. La Once avec sa multitude de leaders, Zulle, Jalabert, Bruyneel, Breukink, Mauri, se plante royalement depuis 4 ans.

Manolo Saiz tient enfin sa revanche. Zulle second. Jalabert troisième. Mauri tout près. Quand Indurain se retourne, il ne voit que du rose. Mais ce n'est pas la vie en rose. Ce sont les maillots roses de la Once.

Quand Indurain a vu Jalabert attaquer à 24 kilomètres du départ, il s'est dit, comme tout le monde, que c'était pure folie. Comme tout le monde il s'est trompé. La pure folie a gagné hier.

Indurain se trompe encore une fois, une seule, et il perd le Tour.