Le dimanche 16 juillet 1995


Un veuf au cimetière
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Revel,

S'cusez. Je suis fatigué. Un peu down aussi. Vendredi soir, à Mende, j'ai emprunté le vélo d'un confrère pour faire la montée du Causse que j'avais trouvée bien belle en auto. C'est le flash d'aller jouer dans la cour des grands, quand ils ne sont plus là. En se mesurant à leur ombre, en se racontant je sais pas quoi.

Une petite descente pour me donner un élan et j'ai attaqué les trois kilomètres de montée qui débouchent sur la piste de l'aérodrome de Mende, où Jalabert a gagné.

Je n'ai jamais été capable. Ça intéressa les cyclos, je n'avais pas mieux que 39x23, mais quand même. Je suis tombé. J'étais planté dans la côte comme une cuillère dans un pot de confiture et je suis tombé sur le côté. Je me suis fait mal au moral. Là où je suis tombé ça ressemblait à la côte des Éboulements dans Charlevoix, pour ceux qui connaissent, celle à près de 20 p. cent... Anyway, je n'aurais jamais dû emprunter ce vélo.

Moi qui ne prend jamais un coup, j'en ai pris un. Moi qui gueule contre les gens qui conduisent saoûl, j'ai failli. Mais à la dernière seconde je suis retourné au bar où j'avais bu. Et et j'ai rebu. J'ai voulu donner mes clefs à quelqu'un, personne n'en a voulu. Je suis parti à pied et je me souviens d'avoir ôté mes souliers parce que je me trouvais trop saoûl pour marcher.

J'ai marché pareil. Mes souliers à la main. Paraît, le gardien de l'hôtel me l'a raconté ce matin, paraît que je lui ai dit que je revenais du cimetière où j'étais allé reconduire un veuf.

En tout cas, je suis pucké.

Pis down un petit peu.

Grand reporter, grosse addition - Les journalistes ont mal digéré les notes d'hôtel exhorbitantes de l'Alpe d'Huez. Ils en parlent encore trois jours après. Prix moyen de la chambre dans ce haut-lieu du crétinisme ludique : 250 $. Des confrères ont payé jusqu'à 500 $ pour un appartement à deux, plus une taxe de séjour de 60 $ !

Rien de neuf. Ça grogne un peu et l'année d'après ils se refont pogner.

Ils n'en reviennent pas quand je leur dis que j'ai payé 55 $. Pas en haut évidemment. C'est simple, je me suis fixé une limite, et je m'y tiens.

À Dunkerque, je me présente à la réception d'un hôtel en même temps qu'un Hollandais. Reste une grande chambre. On décide de partager. «145 $, dit l'hôtelier ». OK, dit mon compagnon. « Pas moi, merci » et je décrisse.

Le lendemain le Hollandais me faisait la gueule. Je suis allé m'excuser : « Je sais pas comment est ton florin bonhomme, mais pour mon dollar canadien, c'était trop ». Il finit par admettre que c'était bien cher.

- Pourquoi t'as pas dit non ?
- J'ose pas...

C'est ça les grands reporters. Sont gênés de dire que c'est trop cher.

Petit coquet - Chute de Frédéric Moncassin dans une descente. Large entaille sur le cuir chevelu. Arrive le médecin... « Non, non ça va dit le coureur » Il repart. Un peu plus loin, il se laisse glisser à la hauteur de la voiture du médecin :
- Je peux faire quelque chose pour toi ?
- Non, non... Il se penche de côté et examine sa plaie dans le rétroviseur de l'auto du doc. Tout ça en mouvement évidemment. L'auto roule. Le coureur pédale sans tenir les guidons parce que de ses deux mains, il écarte ses cheveux pour voir son bobo. Aussi à l'aise que s'il était dans sa salle de bains.

Ça va moins bien là. Moncassin a abandonné hier. Mais ça n'a rien à voir

Braves bêtes - Les hélicos de la télé font parfois peur aux vaches qui sautent les fossés et se retrouvent sur la route du tour. Le gendarme s'énerve : « Vite, vite les coureurs s'en viennent... »

Arrive le paysan, pas pressé, qui pousse doucement les vaches dans le champ avec son bâton. « Vite, vite s'impatiente, le flic ».

Le paysan qui se tanne :
- Faut pas les bousculer. C'est des bêtes, pas des manifestants...

Les riches et les autres - Au départ de ce tour il y avait 61 coureurs Italiens. Deux fois plus que de Français ( 34 ). Cela reflète assez bien la richesse et la profondeur du cylisme italien qui ne manque ni de sponsors, ni de bons coureurs - déjà cinq victoires d'étape dans le présent Tour. Et les Italiens ont peut-être trouvé en Marco Pantani, le « campionissimo » qu'ils attendent depuis 20 ans.

Le cyclisme français est moins reluisant. Le fiasco du Groupement, Castorama qui met la clef sous la porte, rien pour pavoiser. Sauf Jalabert. Qui court pour une équipe espagnole...

Au fond du baril, sont les Belges. Seize au départ du tour ils restent trois ou quatre. Le direceur technique des Lotto, Jean-Luc Van den Broucke s'est même excusé de « cette honte » auprès des organisateurs du Tour, les Lotto, considérée comme l'équipe nationale belge est réduite à deux coureurs dont... un Ukrainien, Tchmil. La victoire providentielle de Bruyneel à Liège n'était qu'une éclaircie dans un ciel tout noir.

Les Espagnols, 18 au départ, sont gras-dur. Abondance de sponsors, abondance de coureurs, même si derrière Indurain on ne voit pas très bien qui reprendra le flambeau. Peut-être Vicente Aparicio, actuel lieutenant d'Indurain.

À souligner la bonne santé des Suisses, Rominger, Zulle, Dufaux, le tout jeune Zberg...

Les Russes et assimiliés ( une douzaine au départ ) sont totalement mercenaires, formés par l'ancien régime, ils n'auront pas de successeurs... Mettons que les russes ont d'autres priorités que la pédale...

Signalons encore la discrétion des Colombiens, des Hollandais moins en vue que les Allemands et les Danois, saluons le dernier Mexicain du tour et l'unique Vénézuélien, Leonardo Sierra, de la Carrera...

Et on arrrive aux Américains. Il y a aux États-Unis assez de bons coureurs pour former une équipe qui ferait mieux dans le Tour que l'actuelle Motorola, mieux que les Français de Chazal et les Belges de Lotto. Seulement voilà, les Américains préfèrent courir aux États-Unis. Moins fatigant. Plus d'argent. À moins de s'appeler Lance Armstrong. Armstrong c'est une autre histoire ( voir chronique, « Le cowboy » dans la même page ).

Tiens, voilà le facteur - Le Tour c'est aussi un village avec un restaurant, une banque et un bureau de poste. On peut recevoir du courrier sur le Tour. Le facteur (à vélo bien sûr) distribue les lettres aux coureurs avant le départ. Indurain reçoit une cinquantaine de lettres par jour, Poulidor encore deux ou trois, et le Lithuanien Arvis Piziks de l'équipe Novell, jamais une tabanark. J'ai décidé de le surprendre :
« Mon cher Arvis, je vois ici dans le grand livre des coureurs, que tu joues de la clarinette. Ma question s'adresse donc au musicien en toi : Si Mozart avait fait du vélo, penses-tu qu'il aurait battu Indurain ? Penses-y. Il n'y a rien qui presse. On se faxe, on se fait une bouffe quand t'as le temps. »

*****************************************

Le cowboy

Revel,

Je vous ai parlé de Serguei Outschakov l'autre jour, vous vous rappelez ? Cet Ukrainien de Bergame qui disait que son directeur technique lui avait donné un ultimatum au début de la saison : « Tu gagnes des courses où tu retournes en Ukraine ».

Faut croire qu'il n'a vraiment pas envie de retourner en Ukraine. Il a gagné une classique, une étape du Tour d'Italie et hier, il a gagné une étape du tour de France, en battant Lance Armstrong au sprint...

Sa saison est faite.

Ce ne fut pas une grande étape. Quatre hommes. 207 kilomètres d'échappée, loin, très loin devant un peloton sous hypnose.

Dans la dernière ligne droite, ne restaient plus que Armstrong et Outschakov. Les deux coureurs s'installent pour un duel de pistards. Devant, l'Ukrainien temporise. Armstrong bondit. Outschakov, qui l'a flairé, a giclé un quart de seconde avant. Armstrong est battu.

Le peloton n'aime pas beaucoup Armstrong. Au début, les coureurs ont trouvé drôle ce petit cowboy qui tirait partout. Mais ils se sont vite lassés de cette caricature d'Américain, qu'Armstrong fait de lui-même. Greg LeMond les avait habitués à un autre genre d'Américain. Chiant aussi, mais pas tôton.

Ce qu'ils aiment le moins d'Armstrong c'est son mépris du métier. Leur métier. Exemple, Armstrong a répété cent fois que la stratégie c'était de la merde. Tu pédales plus vite que les autres et basta.

Oh yeah ! Essaie, pour voir, de pédaler plus vite que les autres quand tout le peloton décide que, hon, hon, tu restes là... Après son championnat du monde, l'Américain a passé une saison misérable. En rémission cette saison, il a enlevé sans gloire un Tour DuPont sans péril. Hier, il a raté une belle occasion de se remettre sur le piton.

Des deux coureurs il était pourtant le plus rapide. D'ailleurs il n'a pas été battu en vitesse pure.

Mais en intelligence pure.