Le lundi 17 juillet 1995


La montagne aux parapluies
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Guzet-Neige,

Je suis parti longtemps avant les coureurs, les routes n'étaient pas encore fermées, les pique-niqueurs s'installaient sans hâte dans les premiers lacets du col de Lers.

Des centaines, des milliers de cyclotoureurs faisaient du parcours du Tour, leur ordinaire dominical. J'ai croisé une jeune femme en vélo et son bébé sur le siège arrière. Tandis que maman pédalait bien en rythme, bébé dormait. Sa tête casquée dodelinait au rythme des cahots. On a fait un bout de conversation par la vitre de l'auto :
- Dur ?
- Pas trop. Le bébé a les yeux ouverts ?
- Non. Il dort. Il est beau.
- Merci.
- Vous êtes belle aussi.

Elle a rougi. Ou alors c'était l'effort. Le col de Lers est une montagne qui se laisse monter comme ça, en douceur, en beauté. Je l'ai pédalée il n'y a pas longtemps, un matin de mai l'an dernier, avec des amis. Notre dernière montagne avant de rentrer à Montréal. Je me souvenais de l'étroitesse du chemin, de la banane écrasée dans la poche de mon maillot, de Paul qui a donné un coup quand il m'a vu dans sa roue. Le vélo imprime dans la mémoire la route qu'il emprunte...

Les Pyrénées sont les plus belles montagnes que je connaisse. Dans les Alpes vous êtes attendus, une auberge, un ilot de condos, un téléphérique, une merde à chaque tournant. Dans les Alpes, les chamois font les poubelles des pizzerias... Dans les Pyrénées on a toujours un peu l'impression de déranger, de réveiller les villages en passant, d'effaroucher les poules et les chardons bleus au pied des granges croulantes.

« Vas-y mon papa ! », sous une grande banderole tendue entre deux arbustes, un petit garçon attendait sous un parapluie...

- C'est un coureur du tour de France ton papa ?
- Non. Il est pompier. Mais le dimanche il est coureur un petit peu.

Plus haut le ciel était tombé sur le col de Lers. Pluie et brouillard. On ne voyait pas dix pieds devant. J'ai trouvé mon chemin entre deux rangées de parapluies.

Le con du jour - Ils sont plusieurs. Ils sont même innombrables. Ils se sont installés dans le plus pentu du col et quand leur coureur arrive, ils courent à côté de lui, renversent de l'eau sur sa tête, en criant ce qu'ils croient être des encouragements.

Les coureurs détestent. L'eau est glace dans la descente. Mais le pire ce sont les coups. Au bout de sa course, le con salue son champion d'une grand claque dans le dos, comme il le fait au café avec les autres cons de sa connaissance. Des claques appuyées évidemment. Tout ce que fait le con est appuyé. C'est Aparicio, l'équipier de luxe de Indurain qui relevait l'autre jour son maillot, juste au-dessus des reins, découvrant un hématome mauve : « Estupido ».

La fragilité des choses - Ami du régime, président de la société du Tour de France, maître d'oeuvre des Jeux d'Albertville, et maintenant membre du CIO, voilà qui devrait suffire à faire de Jean-Claude Killy, un de ces mandarins à la langue de bois et à l'insignifiance immense. Sans doute l'est-il...

Mais quand c'est l'ex-champion de ski qui parle de Miguel Indurain ses mots retrouvent une fraîcheur et une sincérité émouvantes...

« J'ai été un champion, j'en ai côtoyé beaucoup, j'en connais pas d'aussi humbles que Miguel Indurain. Moi en tout cas je ne l'étais pas. Je suis absolument fasciné par cette force intérieure qu'il n'éprouve jamais le besoin d'étaler pour l'épate. Au fond ce n'est pas de l'humilité. C'est cette aptitude qu'ont souvent les gens de la terre à savoir à tout instant, d'où ils viennent, qui ils sont. Chez lui l'homme contrôle totalement le champion. Il sait. »

- Il sait quoi ?
- Que le téléphone ne sonnera plus quand il ne gagnera plus. Il sait la fragilité des choses.

Le plat du jour - Langue de génisse vinaigrette achetée, en passant, chez le charcutier de Tarascon-sur-Ariège.

Rien pour écrire à sa mère. La langue est une texture avant d'être un goût. Justement, la texture du mot « génisse », sa résonance, son élasticité... Génisse. Le mot titille les papilles.

Souvent, je goûte le mot plus que son insignifiant signifié. Souvent je voyage le mot, le mot est beau (Finlande), le mot et loin (Tombouctou) j'y vais. Poète ? Justement pas. Les poètes habitent les mots sans bouger de leur chambre.

Moi faut je bouge. Aller voir. J'en reviens souvent déçu. La Finlande est dull. Tombouctou un trou, une génisse un grand veau, et de la langue, n'importe laquelle, goûte la vinaigrette que tu mets dessus. Comme la vie, quoi.

Pour adultes seulement - La très considérable audience du Tour de France à la télé est tempérée par une statistique qui tendrait à montrer que le vélo n'est pas un sport très «in»... Les 24-35 ans constituent seulement 17% de cette vaste audience, le reste a plus de 35 ans. 45%, c'est énorme, plus de soixante ans...

Sport d'adultes et d'hommes ( au contraire du tennis, par exemple, regardé par un majorité de femmes et de jeunes ), le spectacle du vélo fait la part trop belle à la souffrance et à son dépouillement pour retenir les jeunes, plus attirés par la virtuosité, par l'exploit instantané.

Il y a, dans ce que le vélo donne à voir, une leçon de vie qui rebute les jeunes. C'est le sport de la maturité...

( Vous avez noté j'espère avec quelle obstination , j'ai réussi à ne pas dire que c'était un sport de petits vieux ? Je crains pourtant que... ).

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L'éléphant volant

Guzet-Neige,

Deuxième victoire pour Marco Pantani. Et ce n'est pas fini. Il en gagnera au moins une autre, celle de Cauterets, demain.

Deuxième numéro de haute voltige de « l'elefantino », le petit éléphant. C'est le surnom que lui ont donné les journalistes Italiens à cause de ses grandes oreilles décollées qui battent de chaque côté de son crâne d'oeuf.

L'Equipe titrait lors de la victoire Pantani à l'Alpe d'Huez : « Un éléphanteau ça monte énormément ».

En vérité, Pantani a encore montré hier qu'il était sans rival dans la montagne. Pas Virenque. Pas Rominger. Pas un Colombien pour l'approcher.

Indurain? On ne sait pas Indurain. Indurain s'en fout de Pantani. Il est à dix minutes au classement général et il reste un autre contre-la-montre pour le planter si ça devenait nécessaire.

Dans ses grandes lignes la course d'hier a été d'une limpidité exemplaire. Les Carrera ont embrayé au pied du Port de Lers pour mettre Pantani en orbite. Pantani est parti. Indurain a tout contrôlé derrière. Avec sa maestria et son calme habituels.

Hier Indurain a repris le tour bien en mains. Jalabert a cafouillé en attaquant au mauvais moment. Riis a pris des risques énormes. Yvan Gotti surprend encore. Rominger a définitivement sombré. Chiappuccci fait la gueule, jaloux des succès de Pantani. Virenque tousse encore un peu...

Et bien sûr le petit éléphant a monté énormément. Un éléphant qui survole les cimes comme une montgolfière, avouez que c'est étonnant.

Mais la question reste posée : Indurain pourrait-il rester dans la roue de Pantani en montage ? Hier oui. Quand la pente est plus dure, va savoir ?

Je garde une image de l'étape d'hier. Dans le col de Lers, sur une croix sur le bord du chemin, un christ extravagant exhibe sa souffrance. Indurain passe devant, visage de bois.