Le mardi 18 juillet 1995


...On se console
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Aulus-les-Bains,

Je viens d'ouvrir les volets. Je suis à l'Hôtel de France à Aulus-les-Bains, un petit village décrépi au pied de la montagne que les coureurs ( en repos aujourd'hui ) ont gravie hier. Sous ma fenêtre passe le Garbet, le torrent qui a chanté toute la nuit sur ses pierres. Sur l'autre rive du Garbet, il y a une prairie et au bout de la prairie, tout de suite la montagne, où s'accrochent des lambeaux de nuages.

La France est si belle que je veux bien, ce matin, être Français. Je ne le suis plus, bien sûr, si je l'ai jamais été. Je suis pleinement citoyen de ce satellite secondaire dévolu aux Suisses, aux Belges, aux Québécois et autres nègres francophones.

Non, non, je ne complexe pas. Je compare. Tiens, les Français n'ont pas de piscines hors-terre. Tiens, ils n'ont pas, non plus, de « sous-sol fini » et je me demande bien où ils mettent les trophées qu'ils gagnent au golf. Tiens, les Français n'ont pas de gazon, pourtant ils ont des tondeuses, c'est un bien grand mystère, non ?

Par contre, ils ont des fricandeaux de veau au sauternes et à l'oseille que nous n'avons pas. Et ceci vaut bien cela.

Ils ont, comme nous, des entrées de ville affreuses. Ils appellent maintenant leurs pavillons des bungalows.

J'ai dîné dimanche soir avec Laurent et Maurad, deux jeunes employés de la société du Tour. Ils ont la tâche singulière d'effacer les slogans politiques avant le passage de la caravane et des coureurs.

Laurent et Maurad venaient de connaître une journée occupée. « Il ne reste qu'un communiste en France, rigolait Laurent, il habite dans le coin et il est déchaîné, la vache. Il a mis le paquet! On a bien dû effacer aujourd'hui cinquante « Vive le PCF, À bas Chirac »...

Avant ce job bien saisonnier, Laurent et Maurad, tous les deux 27 ans, étaient chômeurs. Laurent vendait des meubles, sa boîte a fermé. Maurad fait fonctionner, l'hiver, la remontée mécanique d'une station de ski des Alpes. Les deux ont passé leur bac technique, mais ni l'un ni l'autre ne font le métier qu'ils ont appris.

Maurad est né en France de parents algériens, c'est un «Beur», ainsi nomme-t-on les Algériens de la deuxième génération. Le racisme? Il n'a pas envie d'en parler, « ça finit toujours en discussions débiles ». Lui se considère comme Français, « la seule différence c'est que je ne mange pas de cochon »...

Laurent habite à Annecy où il paie 800 $ de loyer pour une chambre, un salon, une cuisine, un garage. Il reçoit 1300 $ par mois en prestations d'assurance-chômage. Ça fonctionne à peu près comme chez nous. Il faut avoir travaillé un certain temps. Et ça finit par finir un jour. Quand c'est fini, les chômeurs français tombent sur le RMI, le revenu minimum garanti ( leur BS ), autour de 700 $ par mois dans le meilleur des cas.

Je vous parle de la fenêtre de l'Hôtel de France. Je viens d'ouvrir les volets. Le ruisseau, la prairie, les montagnes... la France est si belle que je veux bien, ce matin, être Français.

Remarquez que cela ne changerait pas grand-chose. Sauf pour le paysage et le fricandeau de veau au sauternes et à l'oseille.

Comment dit-on déjà ? Quand on se regarde, on se désole, quand on se compare, on se console... Encore que je ne voie pas très bien quel réconfort on puisse tirer du bordel universel ambiant.