Le mercredi 19 juillet 1995


Le 114 est tombé
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Cauterets,

Là où on navigue, loin devant le peloton, on a appris la chute aussitôt qu'elle s'est produite : « Le 114 est tombé ».

On n'a même pas noté. Il y a tant de chutes chaque jour...

On a appris la mort du 114, Fabio Casartelli, vers 14 h 30. Toujours Radio-Tour. La voix habituellement autoritaire de Jean-Marie Leblanc chevrotait : « Le docteur Gérard Nicolet vient de me communiquer que Fabio Casartelli est mort à 14 h à l'hôpital de Tarbes où il a été conduit après sa chute. La réanimation a échoué. Messieurs, le tour est en deuil. »

Il était donc 11 h 30 hier. Les coureurs venaient d'entamer la descente du Portet d'Aspet, le premier col du jour. Giancarlo Perini, le vieux grognard chauve de dix tours de France, a raconté la suite en pleurant à la ligne d'arrivée. Son maillot déchiré dénudait une épaule en sang. Giancarlo est tombé en même temps que Casartelli...

- C'était une courbe longue. Douce au début. Mais tu crois qu'elle est finie et elle tourne encore et encore... On est entré à 85 km à l'heure dedans. On était quatre ou cinq, déjà un peu déportés sur l'extérieur. Il y avait Museeuw, il y avait le Colombien Aguirre, François Simon... On était de plus en plus déportés. On ne pouvait plus redresser. Fabio est tombé le premier. Moi. Et après moi, Rezze, qui est passé par-dessus le parapet. Je me suis relevé. Je suis reparti. Les médecins étaient déjà là. Fabio ne bougeait plus. Beaucoup de sang...

- Quand avez-vous su qu'il était mort ?
- Beaucoup plus tard dans la course. Un commissaire, un imbécile, nous l'a dit. Il aurait pu attendre l'arrivée, non ? Le groupetto dans lequel j'étais a arrêté de rouler. J'ai pleuré. J'ai voulu abandonner et puis... et puis non. J'ai continué pour lui.

Le vieux grognard a essuyé une autre larme et nous a demandé : « Comment il est mort, vous savez ? »

Casartelli a heurté un bloc de ciment avec sa roue avant. Un de ces blocs « sécuritaires » qui servent en principe de garde-fou. Il a revolé dans les airs et est retombé face la première sur la route. Violent enfoncement facial. Gérard Porte, le médecin-chef du Tour : « J'ai su tout de suite que c'était très grave. L'hélico est arrivé. Dans l'hélico, Casartelli a fait trois arrêts cardiaques. Il n'est jamais sorti de son coma. Il avait perdu énormément de sang... »

- S'il avait eu un casque ?
- Ça n'aurait rien changé. Il est mort d'un enfoncement de toute sa face qui a reculé sous la violence du choc.

Les coureurs de tête n'étaient pas au courant. Ils ont appris la mort de Casartelli en descendant de vélo. Virenque, le vainqueur du jour, a aussitôt dédié sa victoire à la famille du jeune coureur. Le Danois Bjarne Riis a pleuré. Jalabert s'est excusé, incapable de parler.

Derrière, les coureurs savaient. Dans les groupetti qui franchissaient la ligne, ceux de « l'autobus » avaient le visage défait. Tierry Marie : « Ce ne sont pas des choses à nous dire en course...». Johan Bruyneel, le vainqueur de Liège : « J'étais derrière, j'ai vu le sang. Je ne savais pas qui c'était »...

Tout de suite, dans le quartier des coureurs, les discussions, amorcées par les journalistes, ont porté sur le port du casque. Dans l'ensemble, les coureurs ne veulent rien savoir. La question les irrite même énormément. Virenque : « Foutez-moi la paix avec le casque. J'en mets des fois. Mais ce n'est pas à vous de me dire quand. Je suis assez grand pour savoir ce que j'ai à faire... »

Lorsque lancée sur Radio-Tour, la nouvelle de la mort de Casartelli nous avait d'autant plus saisis que c'était de Dante Rezze qu'on attendait de mauvaises nouvelles. Victime de la même chute, Rezze était tombé au fond du gouffre. On l'avait remonté avec un filin, on craignait une fracture du bassin, finalement, il n'a rien.

Je connaissais à peine Casartelli. J'étais à la ligne d'arrivée quand il a gagné le titre olympique à Barcelone, je le vois sprinter facile devant deux coureurs. Je vois son maillot bleu ciel, sa petite tête frisée sur le podium, je me souviens d'avoir pensé : « Dieu qu'il est jeune. » Il n'avait jamais confirmé sa victoire olympique. Sa carrière piétinait un peu. Il était passé chez Motorola cette année, on comptait sur lui pour le contre-la-montre par équipe...

Il avait 24 ans. Il était marié. Un bébé. Il était de Lombardie, du lac de Come, juste à côté de chez moi.

Il portait le numéro 114.

Il était beau. Gracile. Je me souviens d'un faon descendant l'escalier de la roulotte Motorola. On les croit fragiles parce qu'ils sont très minces. Puis on les voit monter cinq cols dans une journée, rouler à 60 sur le plat, descendre à 85 et on les croit faits d'acier.

Ils sont faits d'acier. Et il sont fragiles.

Hier soir, les six coureurs de Motorola qui restent en course ont longuement veillé le corps de leur compagnon dans une chapelle ardente de l'hôpital de Tarbes.

Juste avant, ils avaient tenu une réunion au cours de laquelle ils ont décidé de finir le Tour. Le capitaine de route des Motorola, Alvaro Mejia, s'est brièvement adressé à la presse : « La majorité des coureurs de notre équipe veulent continuer. Et c'est aussi le voeu de la famille de Fabio que nous finissions le Tour. »

Les équipes sont toutes passées à l'hôpital dans la soirée. Plus tard à Odos, dans la banlieue de Tarbes, à l'hôtel Campanile, où vont essayer de dormir les Bauer, Armstrong, Peron, Meijia, Swart et Andreu, on n'a trouvé que le médecin de l'équipe Motorola, Maximo Testa, pour un dernier hommage : « C'était un garçon très gentil. »

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Virenque anecdotique

Cauterets,

Dans son horreur, la mort de Fabio Casartelli rend bien anecdotique la course d'hier. Disons en quelques mots que la grande étape Pyrénéennes a accouché d'une souris qui ne tousse presque plus : Richard Virenque.

Le peu d'affection que j'ai pour le jeune homme ne m'empêche pas de reconnaître qu'il a bien couru, de là à délirer comme l'ont fait les Français, minute.

Voyons le contexte. Virenque est si loin au classement que les grands s'en foutent. Il est sorti du peloton avec la bénédiction d'Indurain, Zulle et Riis. Va, va. Va jouer. Et laisse les grandes personnes s'expliquer entre elles.

Hier Virenque a battu un Chiappucci vieillissant et deux petites chèvres entêtées, Buenahora et Escartin. Rien pour écrire à sa mère.

Mais Pantani, me direz-vous, le roi de la montagne, où était-il ? Eh bien je n'en sais rien mon vieux. On ne l'a pas vu de la journée. Lâché dès le col d'Aspin, il a disparu. Un bien grand mystère.

Quant à l'explication attendue entre grandes personnes, à l'arrière, disons que le Danois Riis a repris la troisième place à Jalabert en légère difficulté. Disons que Indurain, pas fier, a traîné Zulle sur son porte-bagage, toute la journée...

Et disons que le Tour est bien fini.

Pédaler dans le pudding - Jour de repos lundi, les coureurs ont reçu la visite de leur famille. Pas tous. Pas chez les Banesto, pas Marisa Indurain par exemple. Pas chez les Espagnols en général. Mais Brigitte Rominger était là. La petite amie de Armstrong. Jane la femme du Néo-Zélandais Stephen Swart et leur fils. Mme Chiappucci. Dorianna Bontempi et les enfants, Mme Jalabert, les parents et les beaux-parents. Mme Riis, mais elle, elle est là presque tout le temps.

Les directeurs techniques n'apprécient pas beaucoup. Ils n'osent rien dire, mais Manolo Saiz de la Once glissera quand même « Ce n'est pas comme ça qu'on fait le métier. On n'emmène pas sa femme pour travailler »...

La famille du coureur menace l'unité de cette autre famille qu'est l'équipe. Et puis bon, il y a toujours dans l'air cette vieille idée que le cul fatigue l'homme ( et un peu moins sa fiancée ).

« Les coureurs regardent le profil de l'étape du lendemain, m'a dit un mécano, 200 kilomètres, cinq cols, et ils se disent que ce n'est peut-être pas une bonne idée d'aller pédaler dans le pudding, la veille... »

Pédaler dans le pudding ? Ah bon. Je doute que ma fiancée apprécie l'image.

Au fait, parlant de fiancée, en ai-je encore une ? Me semble que ça fait un siècle que je lui ai parlé. Es-tu là p'tit pudding ?

La belle apparition - Les villes-étapes nous ensevelissent sous des tonnes de prospectus et de dépliants vantant leur région, leur sation de ski, leurs produits locaux... La première chose que font les journalistes en arrivant à la salle de presse, c'est le ménage. Allez hop, à la poubelle la paperasse...

Dimanche, à la station de ski de Guzet-Neige, trois chercheurs de champignons, trempés comme des soupes, sont soudain entrés dans notre ruche bourdonnante. Des gens de la région, tout simples. Les voilà dans nos rangs, intéressés par nos ordinateurs, amusés par notre fébrilité. Les voilà qui ouvrent leur musette, nous font apprécier leur cueillette. J'ai pris un gros cèpe dans ma main. Il y a laissé une belle et forte odeur de terre mouillée.

Ce rafraîchissant entracte a été abruptement interrompu quand le service d'ordre local a mis poliment et fermement à la porte les chercheurs de champignons.

Je n'ai pas pu me retenir. « Vous êtes des joyeux tôtons. Ces gens-là parlaient de vos montagne mille fois plus intelligemment que vos prospectus, qui vendent du paysage comme on vend des chaussures et des tampax. »

Pour dire la beauté d'une montagne, cent diplômés en tourisme ne valent pas un chercheur de champignons.