Le jeudi 20 juillet 1995


Le maillot noir
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Pau,

Ce qu'il y a d'ennuyeux avec la mort, c'est qu'elle dérange les perspectives. Pas à Srebrenica, où elle est attendue. Mais ici, sur la route en fête du Tour. Dans la procession colorée de la caravane. Dans le peloton qui se préparait déjà au bonheur de défiler sur les Champs-Élysées. À la télé même, où des millions de Français font chaque année le tour de leur France, comme ils feraient le tour de leur jardin. Il y a un mort maintenant dans leur jardin. Un jeune homme. Ils ne comprennent pas.

Il n'y a rien à comprendre. Le Tour, le sport, le vélo, sont justement de ces choses qu'on fait pour vivre en beauté. Pour ne pas avoir sans cesse les yeux fixés sur la mort.

Mais voilà la mort qui surgit quand même. C'est très embêtant.

Le Tour s'est réveillé ce matin, à Tarbes, sonné et exsangue. Il avait perdu beaucoup de sang pendant la nuit, comme Casartelli après sa grande claque d'asphalte. Le Tour continue, disent les organisateurs. Facile à dire.

On a assisté à une belle et digne cérémonie devant les halles de Tarbes où était donné le départ. Une foule recueillie se pressait aux barrières. Pendant la minute de silence, les six survivants de Motorola se sont tenus devant le peloton, statufiés. Les Banesto, les équipes italiennes arboraient un ruban noir sur leur maillot. Gianni Bugno, visiblement bouleversé, se serait effondré sans l'aide de Sciandri...

Mais le détail le plus émouvant de ce départ très solennel, c'était le vélo de Fabio Casartelli, dressé contre le ciel, sur le toit de la voiture du directeur technique des Motorola. Magnifiquement dérisoire. Son numéro 114, barré d'un crêpe noir.

Un deuil radieux dans la touffeur d'une des plus plus chaudes journées de l'été. Mais il a bien fallu partir.

Le mort lui, est resté.

Hier matin, à l'heure où les coureurs quittaient la ville, le Centre hospitalier de Tarbes avait repris le cours de ses activités normales. Dans le quartier le plus laid d'une ville laide, une laide bâtisse beige ... « Beige comme un hôpital américain », m'a glissé, en souriant, le directeur adjoint de l'hôpital, Romain Gabaup.

Il se remettait de la tornade la veille. Des dizaines de journalistes qui tapaient leur texte dans les couloirs ou, comme moi, sur le gazon devant la porte d'entrée principale. Le résultat, dans les journaux de ce matin, est d'une étonnante sobriété. Pas de photos débiles. Pas de textes pompiers. Sauf France-Soir, une feuille à scandale...

« Très bien les journaux ce matin », reconnaît M. le directeur adjoint. « Je regrette seulement que France 3 ait montré le corps au journal télévisé. Nous avions demandé aux caméras de ne pas filmer à l'intérieur de la chapelle ardente. Le visage était trop défait, même maintenu par des bandelettes ».

- Où est-il maintenant?
- Dans un tiroir réfrigéré. Les coureurs l'ont veillé jusque vers 9 h. Le docteur Testa, de l'équipe Motorola, qui est aussi un ami de la famille de Casartelli, est resté jusqu'aux petites heures. Vers midi, un avion privé emmènera le cercueil de Casartelli vers Milan...

La vie continue, le Tour, c'est moins sûr. Hier, les coureurs se sont donné le mot pour aller à une allure d'enterrement, les équipiers de Casartelli devant.

Ils n'ont pas vu les chevaux sauvages dans la rocaille de l'Aubisque. Ni les glaciers du Balaïtous. Ni la jeune femme à sa fenêtre dans la traversée d'Oloron-Sainte-Marie. 237 kilomètres dans un silence engourdissant. Les yeux rivés sur l'asphalte bleuissant.

Un seul coureur s'est échappé hier. Il portait un maillot noir.

Ils ne le rejoindront jamais.

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Chapeau

Pau,

Les coureurs du Tour de France ont écrit hier, entre Tarbes et Pau, une des plus belles pages de l'histoire du cyclisme. Une longue marche funèbre de 237 kilomètres, dans la canicule. Huit heures de vélo pour penser à leur copain Fabio Casartelli resté à Tarbes dans un tiroir de la morgue.

Ils ont résisté aux pressions des organisateurs, aux exhortations des sponsors, aux tôtons de la télé qui voulaient sauver leur show. Ils ont mené leur pavane pour un enfant défunt jusqu'à l'arrivée.

En tête, Indurain donnait le tempo. Parfois il regardait sa montre, accélérait un peu, il fallait quand même penser à rentrer à Pau avant la nuit.

À cinq kilomètres de l'arrivée, les Motorola sont allés se placer à environ cent mètres devant le peloton.

Le scénario avait été écrit le matin par des coureurs italiens de différentes équipes et soumis à Indurain qui donna, bien sûr, sa bénédiction. Les Motorola devaient franchir la ligne d'arrivée détachés, et au ralenti. À eux de décider du vainqueur, puisqu'il en fallait un.

Ainsi fut fait. Les Motorola se sont présentés six de front. Bauer reconnaissable à sa casquette. Armstrong et Meijia casqués. Frankie Andreu, Stephen Swart, Andrea Peron, le compagnon de chambre de Casartelli.

C'est Peron qui passa la ligne le premier.

J'ai vu des grands trucs dans le sport. Jamais rien d'aussi émouvant que ces six garçons passant la ligne d'arrivée ensemble, au ralenti. Le peloton complice, en arrière plan.

J'ai vécu des beaux moments dans le sport. Celui-ci a de particulier de ne pas couronner un champion, mais 120 hommes se concertant pour s'élever au-dessus du babouin.

Le public de Pau ne s'y est pas trompé. J'ai vu des gens pleurer.