Le samedi 22 juillet 1995


Pour Fabio
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Limoges,

« Pour toi Fabio ! » Les deux doigts pointés vers le ciel, le Texan Lance Armstrong a dédié sa victoire à l'absent. Par trois fois il a fait signe à Fabio, au ciel où il se trouve sûrement.

Armstrong est le leader de l'équipe Motorola à laquelle appartenait Fabio Casartelli.

Décidément, ce Tour qui nous a pris aux tripes il y a trois jours, ne nous lâche plus. Disons tout de suite que la victoire d'Armstrong à Limoges est une victoire à la régulière, à l'énergie. Ce n'était pas une faveur, une mise en scène des coureurs. Si cette victoire est arrangée, ce ne peut être qu'avec le Ciel.

Décidément on n'aura jamais autant braillé sur ce tour de France. Il y avait bien des yeux rouges à la ligne d'arrivée hier, coureurs, suiveurs et spectateurs qui n'ont pas eu besoin d'un dessin. Ils savaient à qui étaient destinés les baisers que Armstrong soufflait au bout de ses doigts.

- Pourquoi vous pleurez madame?
- Pour la même raison que vous, m'a répondu la dame.
C'était vrai, un petit peu.

Ils étaient douze en échappée et Armstrong avait peu de chances de l'emporter au sprint, notamment à cause de Sciandri. Je n'ai pas envie du vous parler de vélo, mais il faut bien que je vous dise que ce n'était pas du cinéma. Ou plutôt si. C'était comme au cinéma quand quelqu'un meurt vers la fin du film et que t'as peur que ça finisse comme ça, que les lumières s'allument, que tu te retrouves dans le parking comme un con orphelin, tu sais pas au juste orphelin de quoi. Mais à la toute dernière minute arrive un beau truc, un enfant qui rit, un oiseau, un chat, je sais pas, une chanson de Billie Holiday. Et tu sors chaud et froid, content et triste.

On était comme ça hier, content et triste. On peut dire que Armstrong a attaqué pendant le générique du Tour. Il était moins une.

Armstrong était seul. Ils étaient onze derrière qui ne lui ont fait aucun cadeau. Armstrong volait. Sans doute à force de penser au ciel.

Le Texan est entré seul dans Limoges.

J'y pense, son doigt c'était peut-être aussi pour dire fuck you la mort.

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Un type bien

Limoges,

Attendez que je me souvienne, je m'y perds un peu dans toutes ces villes que nous traversons, c'était à St-Girons, dans la cour de l'hôtel Eychenne, Miguel Indurain venait de donner une de ces rares conférences de presse, il se levait pour partir, je lui ai tendu mon carnet et mon crayon pour un autographe. Plusieurs confrères ont levé les yeux au ciel : quel téteux! Je me suis senti obligé de bredouiller : « C'est pour un petit garçon au Canada »...

- Comment s'appelle-t-il? m'a demandé Miguel en espagnol.
- Je ne me souviens plus...

Je me sentais ridicule. Martin? Le fils de cet ami dont je vous parlais l'autre jour, qui a fait l'étape de l'Alpe d'Huez. David? Je ne me souvenais plus. Ma confusion a tiré un pâle sourire à Miguel. Il a signé, m'a rendu mon carnet et mon crayon, déjà happé par la télé espagnole. J'ai noté ses épaules voûtées, quelques cheveux gris dans son cou.

Il venait de répondre à nos questions pendant une heure avec toute la gentillesse du monde, mais on n'en savait pas plus sur lui que la veille ou qu'il y a cinq ans, avant qu'il gagne son premier tour.

Une monotonie de ton. Une eau calme, j'allais dire plate. Miguel, c'est une rue de province, un mardi soir. Un sillon tout droit dans un champ. Un personnage de Simenon, dépouillé de tout exotisme, de toute affectation, et pourtant d'une extraordinaire humanité.

« Me définir en un mot ? réfléchit Miguel. Équilibre, je crois. Oui, équilibre me va assez bien ».

On dit Miguel secret, il n'y a pas plus transparent. On le dit humble, il n'y a pas plus tranquillement, plus sereinement sûr de sa force. Il n'est pas timide non plus. S'il rentre la tête dans les épaules, c'est seulement qu'il trouve nos questions assourdissantes.

Pour cet homme de patience qui sait le poids des choses, le brouhaha médiatique est un supplice. Ce n'est pas ainsi que les hommes se parlent chez lui. D'abord, ils ne sont jamais 250 à crier tous à la fois. Ils sont deux ou trois dans une cuisine. Sur la table, un pichet de vin, du pain et des olives. Ils parlent lentement. On croit qu'ils ne disent rien : ils disent tout, leurs mots simples et graves les ancrent aux pays, aux gens, au temps. Ainsi Miguel avec nous : «Je fais tout ce qu'il faut pour gagner, comme je faisais tout ce qu'il fallait à la ferme pour que la récolte soit bonne. Mais cela dépend aussi du temps, du soleil, de la pluie. Et je n'ai pas de prise là-dessus. C'est pour cela que je ne fais jamais de prédictions. Et que je ne perds jamais mon calme. L'agressivité ne me rendrait pas meilleur coureur.»

Une conférence de presse de Miguel Indurain ressemble au fracas des vagues sur un rocher. La vague cascade, éclabousse, se retire, revient poser mille fois la même question : Miguel, Miguel, pourquoi es-tu un rocher?

Mais est-ce que les rochers savent pourquoi ils sont rochers?

Il n'y a pas de mythe Indurain. Ce n'est pas vrai qu'il ne perd jamais son calme. Au Giro d'Italie un animateur de radio l'a testé en dégonflant ses pneus juste avant le départ. Miguel a brisé son émetteur en menaçant : « La prochaine fois, c'est toi ».

Ce n'est pas vrai que ses coéquipiers le vénèrent comme un dieu :
- Je suis toujours catholique, disait en riant, son coéquipier Gérard Rué. On l'aime bien, mais on n'est pas à ses genoux. De toute façon, on le voit jamais, il dort tout le temps! Sans blague, c'est un garçon tout simple, pas compliqué du tout.

Le secret de Miguel Indurain est de ne pas avoir de secret. Rominger sort d'un laboratoire. Zulle, Jalabert, des mains d'un sculpteur de champions (Manolo Saiz), Berzin sort de l'usine russe. Miguel Indurain ne sort de nulle part. Au contraire. Il rentre en lui-même. Il écoute son coeur, ses poumons, ses jambes. Il est un des rares coureurs à ne pas porter de moniteur cardiaque : « Moi, ce sont mes cuisses qui me parlent, quand elles brûlent, je sais qu'il ne faudrait pas que Rominger attaque! Heureusement, lui ne le sait pas.»

Il ne croit pas non plus aux psys sportifs : « Je me méfie des recettes. Trop de coureurs se bâtissent une confiance artificielle. Ils pensent qu'ils vont devenir bons en se répétant qu'ils le sont. Moi, j'ai besoin de savoir exactement où j'en suis. La confiance est une force extraordinaire quand elle est «lucide». Quand elle est auto-suggérée comme chez beaucoup de coureurs, elle mène souvent au désastre ».

Le secret de Miguel, tout le monde le connaît : il se prépare mieux que les autres, ils souffre plus que les autres. Et ce que l'on oublie souvent : il court mieux que les autres.

- Sa patience en course est extraordinaire, s'étonne encore Echavarri, son directeur sportif. Jamais il ne pose le mauvais geste. Par exemple tous les coureurs aiment se montrer, quand ils se sentent bien. Miguel jamais. Quand il attaque c'est parce que c'est le moment. On dit qu'il respecte trop ses adversaires. Miguel respecte la course. Il la sent. Le regarder rouler c'est comme aller à l'école... Oui, mais le panache? Ah le panache! Ce n'est pas assez de gagner cinq Tours de France consécutifs, exploit unique que n'ont réussi ni Merckx, ni Hinault. Ce n'est pas assez d'avoir totalement dominé son sujet. On lui reproche la démission de ses adversaires. Rominger et Berzin, sans voir qu'ils étaient forts avant qu'ils les mouchent à Liège. Ce n'est pas assez d'avoir tenu en laisse les trois Once. Zulle, Jalabert, Mauri...

Pas assez. Ils sont nombreux encore cette année à lui reprocher de ne pas avoir foutu le feu au Tour. Ils eussent aimé une arrivée solitaire. Une mise à mort spectaculaire. Miguel leur a répondu par ce mot étonnant pour un Espagnol : « Je n'aime pas les corridas ».

Le Tour, cette grande foire, lui préférerait un bateleur, un bouffon.

C'est bien la force intérieure. C'est bien l'humilité. C'est bien d'être un type bien. Mais est-ce que ça se voit à la télévision?

Le moteur - Rappelons d'abord que Indurain est exceptionnellement grand et lourd pour un coureur cycliste. 1,88 m (6 pieds 3 pouces) pour 79 kg. (167 livres).

Les 28 pulsations cardiaques minute, claironnées partout, c'est une blague. Comme à peu près tous les coureurs (et les athlètes en super forme). Indurain est à 36 pulsations régulières. En plein effort à 160. Au maximum à 195. Déjà beaucoup moins banal : il redescend de 150 à 35 pulsations en 30 secondes.

Mais là où Indurain se distingue, semble-t-il, de ses contemporains c'est dans la consommation maximale d'oxygène : 90 millilitres (par kg) à la minute. Un athlète moyen brûlerait entre 50 et 60 mml.

Au test d'endurance à l'effort, Indurain développe 580 watts, ce qui le situe nettement au-dessus du lot (Zulle 550, Jalabert 535). Et nettement au-dessus de Stéphane Richer, 22 watts et demi. S'cusez.