Le dimanche 23 juillet 1995


Le plat du jour
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Lac-de-Vassivière,

Pâtes fraîches aux gésiers confits de canard. N'allez pas vous imaginer un truc super flyé. C'est tout simple. Des pâtes, des gésiers finement tranchés, du persil. Il y avait aussi du gruyère mais ce n'était pas une bonne idée.

On a soupé dehors. Une cour de ferme ouverte, tout de suite après une assemblée de sapins, commencent les prairies où des boeufs limousins font tinter leur cloche. Il y a aussi des chevaux et deux petites vaches Jersey qui servent de nourrices de rechange, comme au Vermont. Tout ici d'ailleurs - mais surtout le vert radieux des prairies - rappelle le Vermont. Une sorte douceur en plus, qui émousse les lointains.

Un gros chien nono et deux minous noirs tournent autour de la table où nous dînons. L'hôtesse vient de poser sur la table un pot de petits fromages de brebis qui baignent dans l'huile. Bref, un instant de pur bonheur.

J'allais oublier la musique. Un air de pipeau que nous joue un crapaud-accoucheur. Je vous vois étonné. C'est une sorte de crapaud qui vit dans les interstices des pierres des vieilles maisons. La femelle pond ses oeufs sur le dos du mâle où vont naître les bébés. C'est lui qui joue du pipeau, un son bref et guilleret. Si j'habitais ici à l'année j'y dirais de fermer sa gueule, mais comme ça en passant...

J'allais oublier le panneau de basketball à côté de la soue du cochon qui m'a regardé jouer jusqu'à la nuit.

J'ai trouvé ce coin de paradis à 20 kilomètres de Limoges. Nous sommes en Limousin, plus précisément en Haute-Vienne, un des plus jolis coins de France, un des plus méconnus aussi. La Creuse sa voisine est toute aussi jolie, tout aussi confidentielle et encore plus lumineuse. Le barrage et le grand lac artificiel de Vassivière où se déroulait hier le contre-la-montre est au coeur de cette région. À tout hasard je vous laisse le nom du gîte aux pâtes fraîches et confit de crapaud accoucheurs, c'est la ferme équestre Le Masbareau à Royères (Guide des chambres et tables d'hôtes de France).

Nuit ferroviaire - Juste retour des choses. Ma nuit précédente avait été terriblement ferroviaire à L'Hôtel de la Gare d'une petite ville minable, dans une chambre aux dessus de lit jaune pipi, une ampoule nue au plafond, un bidet suspect, et au bout du couloir des chiottes turques. La chaleur aussi. Et toutes les cinq minutes, un long train de marchandises qui passait pendant un quart d'heure. Bref, je suis allé faire un tour. Il n'était pas minuit. Pas un chat, pas un rat. La France à cette heure-là est un morceau de lune sur lequel est passé le choléra et la tordeuse d'épinette.

Quand je suis rentré, la gare était silencieuse mais dans la chambre voisine un type ronflait à faire vibrer la cloison.

Je me suis mis à espérer un train.

Le mot du jour - À la terrasse du Bar Central de Peyrat-le-Château, le village où était installée la salle de presse. Premier buveur : « Eh bien moi tu vois Raoul, je connais une femme qui a la cirrhose du foie, et elle boit même pas. Alors je me dis qu'il vaut mieux boire plutôt qu'avoir la cirrhose pour rien. Qu'est-ce t'en penses Raoul? »

Second buveur : « J'en pense que t'aurais fait un bon docteur pour les cirrhoses du foie ».

Le monstre aveugle - Finalement Indurain n'aura eu qu'un seul adversaire dans ce Tour, mais il avait trois têtes : la Once, la Organizacion Nacional de Ciegos Espagnoles (les aveugles), la plus riche équipe cycliste du monde.

Les trois têtes en question : ZULLE dont on disait déjà il y a trois ans qu'il serait un jour le successeur de Indurain, mais qui a mûri plus lentement que prévu. JALABERT qui confirme tout le bien qu'on pensait de lui et qui s'est allumé un magnifique pétard de 14 juillet. MAURI en équipier de grand luxe.

Je n'oublie pas BJARNE RIIS, l'ex-serviteur modèle devenu patron sur le tard. Riis a fait un grand Tour, agressif, émotif, ce grand Danois chauve a plus de tempérament que Chiappucci ce qui n'est pas toujours un avantage...

Les déceptions -

TONY ROMINGER évidemment. Fatigué. Complexé? Choker? Fatigué? No sé. Je ne suis pas psychiatre.

Autre grande déception : BERZIN. Battu dans le contre-la-montre. À la dérive dans la montagne. C'est Indurain qui l'a sorti du Tour, pas la maladie comme il le prétend. Coup de pied au cul salutaire? Il a 24 ans, et tout le temps d'en recevoir d'autres...

CHIAPPUCCI. Râpé le vieux Diablo. Le moral atteint surtout. La popularité de Pantani l'a complètement déconcrissé. VIRENQUE : il devait survoler la montagne, on ne l'a vu que dans l'étape qu'il a gagnée en battant Chiappucci, le seul qui roulait derrière. Les pois de son maillot, Virenque les a ramassés un par un, en petit épargnant besogneux.

BUGNO : naufrage confirmé.

Gotti, la révélation - Le jeune Italien de la Gewiss, IVAN GOTTI, est l'indiscutable révélation du tour 95. «Y'a pas photo» comme on dit dans le peloton en parlant d'une nette victoire. Maillot jaune par hasard, mais pas sa 5e place au classement final. Ivan Gotti est le Jalabert italien. Moins de punch, mais plus complet.

Le mystère PANTANI. Marco Pantani nous a fait tout un numéro à l'Alpe-d'Huez et à Guzet-Neige. Un très grand grimpeur. Mais pourquoi n'a-t-il pas fermé la gueule à Virenque le jour où il le fallait? Le Pantani qu'on a vu à l'Alpe aurait mis cinq minutes à Virenque à Cauterets. Où était-il?

Excuse officielle : indigestion. De pilules?

Un mot d'ARMSTRONG pour finir. Son troisième tour, le premier qu'il complète. De son propre aveu, il passe trop mal les cols pour espérer gagner une longue épreuve un jour. Mais des étapes, ça oui. Amenez-en. Et des grandes classiques. Le Texan a de la dynamite sous la pédale.

La tragique disparition de son coéquipier Fabio Casartelli l'a fait vieillir, et réconcilié avec le peloton européen. À quelque chose ce grand malheur aura été bon.

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L'écologiste

Lac-de-Vassivière,

On en discutait hier dans la salle de presse : quand Miguel Indurain a-t-il remporté son cinquième Tour de France? À quel moment?

À Liège quand il prend une minute au peloton qui roule à fond derrière? Dans le premier contre-la-montre qu'il n'avait pourtant pas survolé?

Non. C'est à La Plagne que Miguel a gagné le Tour. Restent deux kilomètres. Devant est Zulle. Mais devant Miguel s'en fout. C'est derrière que ça se passe. Et derrière ils ont tous sautés quand Miguel a attaqué. Rominger. Berzin. Virenque. Pantani. Tous. Miguel montre les dents. Il en remet un peu. Il a gagné le tour. Il le sait. Regardez le classement de La Plagne. Deux semaines plus tard, c'est le même, ou presque...

Pour le suspense on repassera.

Hier? Une champêtre formalité hier. Indurain s'est promené. Bien renseigné par son directeur technique, il s'est contenté de grignoter une seconde à Riis au kilomètre, 46 kilomètres, 48 secondes. Et il s'est surtout bien gardé de rejoindre Zulle parti deux minutes avant lui. Jamais Miguel n'a humilié un adversaire inutilement.

Un boxeur Mexicain, son nom m'échappe, connu pour «dominer son sujet», sans le détruire, m'avait expliqué un jour : « Pourquoi détruire un adversaire que je peux battre? Et donc rebattre? »

C'est aussi l'attitude d'Indurain. Sans le calcul. Il avait gagné le Tour. Il avait gagné l'étape, pourquoi rejoindre Zulle?

« Il aime manger et laisser à manger aux autres », disait son directeur technique Eusebio Unzue.

Une victoire écologique en somme. Et un vainqueur philosophe : « Tu gagnes l'étape, bon. Tu donnes un beau spectacle aux gens, mais finalement le soir quand tu es seul tu te dis : Qu'est-ce que t'as fait? Tu n'as rien fait de tes mains, comme un meuble ou je ne sais quoi... Tu as monté le col. Tu l'as redescendu. Qu'est-ce qui reste? Rien ».