Le lundi 24 juillet 1995


La grande messe
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Paris,

D'abord j'ai vu les vélos, accotés sur le bac à fleurs, à la terrasse d'un café de Saint-Rémy-les-Chevreuse. Des Colnagos, équipés tout campagnolo, selle Italia. Ouais, pas des tout nus...

Puis j'ai regardé les roues-libres. Ouais, des moumounes.

Puis je les ai vus. Quatre Parisiens. Un pharmacien, deux commerçants, le fils du pharmacien. Quatre copains, quatre pédaleux du dimanche matin. Ils sont des milliers comme eux à travers toute la France (et l'Italie, et la Belgique, etc) à célébrer la même grande messe à pédale qui se termine vers midi, autour de l'apéro.

- Vous faites le même parcours tous les dimanches?

- Non, c'est Marcel qui décide. Raconte au monsieur Marcel...

C'est tout simple. Marcel choisit d'abord le restaurant. Et dessine un parcours autour. Quand il appele les copains la veille, cela donne ce genre de menu : Tagliatelles, ris de veau, la côte de Montflix, la forêt de Rambouillet, retour par la côte de St-Rémy.

Vers onze heures et demie, quand ils ont déjà une centaine de kilomètres dans les jambes, dans la côte de Saint-Rémy justement, quand le gros Patrice gueule que c'est la dernière fois, que c'est des conneries tout ça, Marcel se laisse glisser à sa hauteur :
- J'ai oublié de te dire, pour dessert, il y a des oeufs à la neige avec des petits madeleines chaudes fourrées au miel...
- Finalement vous faites du sport pour engraisser, leur ai-je glissé perfidement, avec un regard qui s'appuyait sur leur bedaine...
- Tu devrais voir nos femmes ! Elles s'envoient le gueuleton tous les dimanches, mais elles ne pédalent pas, elles. En parlant de nos femmes elles devraient être là... Ah merde, les routes sont fermées ! On n'a pas pensé à ça. Le Tour de France. Ah merde. C'est de ta faute Marcel. Elles doivent être bloquées à la porte de Saint-Cloud. Qu'est-ce qu'on fait? On les attend?...Mais vous le journaliste, vous avez le droit de passer, vous n'iriez pas nous les chercher à la Porte de Saint-Cloud?
- Je les reconnaitrais comment?
- Trois grosses. Si elles ne sont pas là, trois autres. Mais des grosses, on est habitués aux grosses...

Ça me fait penser, dimanche prochain moi aussi j'irai rouler. Au menu il y aura la Joy Hill, Jay Peak, Richford, le lac Cami, East Franklin, St-Armand.

Il y aura peut-être Michel, Pierre et Carlos.

Après il y aura du lapin et des oeufs à la neige.

**********************************************

Le plus gentil

Paris,

Un mot de la dernière étape quand même.

La victoire sur les Champs-Élysées est toujours très convoitée par les sponsors, sinon par tous les coureurs, l'audience télé étant, ce jour-là, la plus considérable du Tour.

Après une longue promenade dans les blés de la vallée de Chevreuse, les coureurs sont arrivés sur les Champs où il leur restait à parcourir huit fois l'aller-retour des Tuileries à l'Arc de Triomphe. 52 kilomètres.

Cette année la victoire s'est jouée sur une erreur des Once qui devaient, qui pouvaient faire gagner Jalabert. Mais ils ont manqué de sang-froid. Ils ont freaké.

II y avait cinq coureurs en avant avec une vingtaine de secondes d'avance, et aucune raison que ce coup foireux se rende au bout. Aux petits copains de Jalabert de faire la job en avant du peloton. Ils l'ont faite, mais en tôtons. Ils l'ont fait tout seuls. Au lieu de faire travailler les équipiers d'Abdou entre autres.

Les cinq échappés ont été rejoints comme prévu, mais les Once qui avaient fait tout le travail n'avaient plus de jambes pour tirer le carosse de Jalabert.

Et Abdou a gagné.

Et je suis content. J'aurais été content aussi avec Jalabert, mais je me sens comme une parenté avec Abdou. Il est vieux. Il est pas beau. Mais c'est le plus gentil. Voilà.

Souffrir du coeur - Je pense que Miguel Indurain ne gagnerait même pas les mardis cyclistes de Lachine. Je pense qu'il n'aime pas les critériums. En entrant sur les Champs-Élysées, il était en tête. À la seconde suivante il boudait en queue de peloton où il est resté jusqu'à la fin. Je pense qu'il n'aime pas qu'on le fasse tourner en bourrique, fût-ce sur la plus belle avenue du monde. Qu'ils disent.

Personnellement je trouve les Champs-Élysées très napoléoniens. Parfaits pour un défilé de camions de pompiers, mais pour une fête cycliste je les trouve trop... Je les trouve trop, c'est tout. Dans cette pompe impériale, les coureurs paraissent petits. Alors qu'ils sont grands.

Même qu'ils n'ont jamais été aussi grands que cette année. IIs sont allés au-delà d'eux-mênes bien sûr, puisque c'est cela le Tour, une épreuve initiatique, un bain de souffrance rédemptrice. D'ailleurs il me vient tout d'un coup, que la seule différence entre un vélo et la croix où est mort le Christ, c'est le dérailleur.

Ils ont souffert donc. Ils ont traversé des orages. Ils ont eu très chaud. Ils ont été malades. Ils sont tombés plusieurs fois. IIs se sont relevés.

Sauf un.

Et c'est bête à dire, mais celui-là a rendu les autres meilleurs.

Avant, il y a longtemps, les hommes immolaient de temps en temps un des leurs. Ils disaient que c'était pour apaiser les dieux. Je me demande si ce n'était pas plutôt pour retrouver, dans l'épreuve partagée, le sens de la solidarité.

C'est le hasard aujourd'hui qui se charge des sacrifices. Mais l'effet est souvent le même. La mort de Fabio Casartelli a serré les rangs du peloton. 120 coureurs ont pris le chemin de la montagne, en une longue et silencieuse procession. On a vu alors ces professionnels de la souffrance souffrir autrement. Du coeur.

C'est la plus belle image que je garde du Tour de France 1995.