Le samedi 13 janvier 1996


Le bonheur des garde-robes
Pierre Foglia, La Presse

À ceux qui ont reçu en cadeau, aux Fêtes, une peinture, une sculpture, des poèmes, et réfrènent en ce moment même l'envie de les crisser au fond d'une garde-robe...

Il y a les choses qui ne se font pas. Elles relèvent du savoir-vivre. ( Même si, de temps en temps, on doit les faire quand même, pour se sentir vivre en plus de « savoir ». ) Par exemple ? Par exemple, laisser ses enfants, ou son chien, ou ses chats envahir un invité. Par exemple, envoyer une carte de voeux déjà tout imprimés. Par exemple, écrire sur la page de garde d'un livre qu'on offre. Par exemple, tutoyer des inconnus...

Il y a les choses qui ne se font pas, préceptes universels du savoir-vivre, et il y a les choses que l'on ne fait pas en regard de notre propre syntaxe de la politesse. Nos manières particulières. Par exemple ? Eh bien par exemple, je ne me permettrais jamais d'offrir en cadeau, à qui que ce soit, une de mes créations, quelque chose que j'ai fabriqué, dessiné, peint, sculpté, écrit. Dieu merci, je ne produis rien. Je ne peins pas, je ne sculpte pas, je n'écris pas de romans ni de poèmes, seulement cette chronique que j'ai eu le bon goût, jusqu'ici, de ne pas ramasser en livre.

J'entendais parler l'autre jour d'une auteure à succès qui, à Noël, avait offert ses oeuvres en cadeau à des belles-soeurs, par ailleurs ravies. Tant mieux pour elles. Moi, j'en suis resté stupéfait. Comment peut-on s'offrir soi-même en cadeau ?

J'ai reçu pour Noël, d'une amie de ma fiancée, peintre et sculpteure, une oeuvre considérable qui m'a plongé dans un profond embarras. Je viens d'aller la lui rapporter, on imagine dans quels petits souliers. « Excuse-moi, je ne peux pas accepter, c'est trop, c'est... » Tout en bafouillant, je me pompais en dedans, me disant : « C'est quand même incroyable, c'est moi qui suis en train de m'excuser, et probablement suis-je aussi en train de passer pour un grossier personnage, ou pire, pour un snob un peu tordu. »
- Tu n'aimes pas ça, m'a demandé l'amie, toute contrite, tu ne trouves pas ça beau ?

Non seulement la question n'est pas là, mais ce genre de cadeau interdit justement qu'on se pose cette question. Pour les choses de l'art, le regard doit pouvoir se poser en toute liberté. Comment saurais-je si j'aime ça ? Si tu voulais savoir vraiment, il ne fallait pas me l'offrir. Si tu m'offres quelque chose que tu as fait spécialement pour me faire plaisir, que puis-je en dire d'autre que merci ?

Il y a, me semble-t-il, une naïve maladresse à vouloir faire partager son sentiment du beau.

Il y a, me semble-t-il, une naïve indélicatesse à offrir une part de soi-même, aussi congrue soit-elle, à quelqu'un qui :
1 - ne vous l'a pas expressément demandée ;
2 - n'aura d'autre choix que de la trouver belle et de l'accrocher au mur, ou de la poser sur sa fenêtre.
« Il y avait un autre choix, m'a dit ma fiancée dans l'auto : tu crissais son truc au fond d'une garde-robe et tu n'en faisais pas une montagne. »
Je réponds à cela qu'une demi-chronique n'est pas une montagne. Et qu'on n'a pas le droit de faire le bonheur des garde-robes sans leur demander leur avis.

Zorro - C'était à New Delhi. Ministres, hommes d'affaires, dignitaires canadiens et indiens étaient à recompter les centaines de millions qu'ils venaient de brasser, ils allaient s'adresser à la presse, bull-shit habituelle de faux contrats, de vrais emprunts, valse de chiffres mirobolants et flattage de bedaine...
Quand soudain une petite voix s'éleva :
- Excusez-moi, messieurs, pourrais-je savoir ce que vous comptez faire pour les enfants de ce pays ?

La tuile! Que fait ici ce petit agitateur, bougonna Chrétien silencieusement. J'ai déjà refusé de le rencontrer à Ottawa. Trop tard maintenant. Toutes ces caméras, ces journalistes...

- Oui, mon petit garçon ?
Tous les citoyens du monde ont rêvé un jour d'un raccourci qui leur permettrait d'arriver directement à leur premier ministre, à leur président...

C'est ce qu'il y avait de sympathique dans l'irruption du petit Zorro canadien à la conférence de Jean Chrétien à New Delhi.

Cela dit, permettez-moi un bémol. L'Inde est un pays démocratique d'une grande culture qui n'a que foutre des leçons du Canada. Elle a signé la résolution du Bureau international du travail contre l'exploitation des enfants, ce n'est pas au Canada à lui fixer des échéances. On n'est pas emmanchés pour faire la morale à personne. Que diriez-vous d'un petit Indien de New Delhi qui rebondirait à Davis Inlet (Canada) pour dénoncer l'esclavage des enfants de 12 ans qui sniffent de l'essence à mort?

On peut toujours essayer de boycotter les tapis indiens ici. Le problème, c'est que les partisans du boycott ne voudraient pas, de toute façon, de tapis indiens. Et à l'inverse, la majorité de ceux qui en veulent se foutent bien de qui les fait.

Même chose pour la prostitution en Thaïlande. C'est des tôtons d'ici qui y vont. Même chose pour le Club Med à Haïti.

Fait que ça serait peut-être une bonne idée de rapatrier notre petit Zorro. Il y a de la job pour lui, ici.

Élitisme pour tout le monde - D'aucuns voudraient que Radio-Canada se consacre aux choses de l'esprit, mène une croisade culturelle, s'investisse dans une sorte de mission émancipatrice de la culture.

Bien sûr, les mêmes gens qui s'indignent de ce que les taxes du peuple servent à divertir le peuple à la télé d'État, ne verraient absolument aucun inconvénient à ce que les taxes du peuple servent à mettre en scène leurs grandes oeuvres.

Élitisme ? Qu'allez-vous chercher là ! Ou alors si c'est de l'élitisme, c'est de « l'élitisme pour tous », cette formule en forme d'imposture dont se réclament les tenants de l'académisme culturel.

Puis-je vous soumettre que Radio-Canada c'est aussi Le Point , qui se surpasse en ce début d'année avec des dossiers d'une magistrale efficacité. Je cite, de mémoire, la médecine à deux vitesses en Alberta, la fabrication de preuves à la SQ, l'aide internationale, etc. De la belle et grande ouvrage. Un journalisme d'enquête qui demande du temps et du fric. Le fric de nos taxes.

Je ne vois pas très bien de quoi on se plaint.