Le samedi 17 févirer 1996


Ces gens-là..
Pierre Foglia, La Presse

Deux évêques ( l'un de Montréal, l'autre de Québec ) prêchi-prêchaient l'autre matin à CKAC des voeux pieux du genre : " Il faudrait que les argents de l'aide sociale génèrent de l'emploi "...

C'est fait mes seigneurs. Les programmes PAIE, PDE, EXTRA, génèrent des milliers de jobs totalement bidon, totalement inutiles à la production de biens ou de services. Des jobs insultantes, des jobs pour " occuper ". J'entendais hier soir Monique Simard, la candidate péquiste dans La Prairie, dire que sa priorité, c'était " les jobs ".

Permettez que je vous parle de Kevin dix secondes, madame Simard ?

Kevin est allé passer le dernier week-end à Toronto avec sa femme. Avion, hôtel, repas, tout payé par Texas Instrument, son employeur. Quand ça fait cinq ans que tu travailles pour eux, t'es invité à Toronto sur le bras de la compagnie.

Kevin est parti le vendredi, il est revenu le dimanche. Le lundi, il était licencié. Restructuration.

Je ne viens pas d'inventer Kevin pour vous embêter, madame Simard, je peux vous donner son numéro de téléphone si vous voulez. C'est fini les jobs. Ça compresse. Ça ferme. Ça restructure partout. Pour faire des profits, les compagnies doivent foutre du monde dehors, sauf qu'une fois dehors, les travailleurs n'ont plus les moyens d'acheter ce que produisent les compagnies... D'où la crise. D'où l'appauvrissement de la collectivité.

Au pays des pauvres, où je viens de passer trois semaines, règne un ras-le-bol diffus qu'étouffe encore la culpabilité : " Ce n'est pas le système, c'est moi, je n'ai pas été capable de suivre. " On propose des solutions dérisoires : " On devrait supprimer le Sénat, le salaire des députés. " Au pays des pauvres, on attend une solution magique : " On veut des jobs ! On veut des jobs ! "

Le courage politique serait de dire la vérité : il y aura de moins en moins de jobs. Le courage politique serait de redéfinir le travail et la richesse.

*** Mais en attendant que l'homme et sa fiancée comprennent qu'il faut tenir des états généraux sur le bonheur, pas sur l'économie, en attendant, est-il bien nécessaire de les égorger vivants ?

Hélène survit avec 550$ de BS par mois. " Comment fais-tu pour arriver ? " lui demande, compatissant, l'agent de l'aide sociale en tournée d'inspection. " Comment fais-tu, pour manger, payer ton loyer, le téléphone, tout ça ? "

- Ben des fois, se risque imprudemment Hélène, des fois mon fils paie le téléphone et ma mère m'aide pour le loyer... Le 1er février, son chèque de BS était passé de 550 à 337$.

*** Ah oui, parlant du BS, je voulais dire un mot d'un problème très aigu, bien que peu médiatisé causé par l'aberrante obligation qui est faite aux nouveaux pauvres de liquider leurs biens pour avoir droit à l'aide sociale...

Yves Lemaire, 51 ans, était agent de sécurité dans une compagnie qui a fait faillite. Deux ans plus tard, au bout de ses ressources, il demande du BS... " Vous n'êtes pas au bout de vos ressources, le réprimande le fonctionnaire de service. Vous êtes propriétaire de la maison que vous habitez, évaluée à 118 000$, vous êtes aussi propriétaire d'un pick up "...

Sauf que d'être propriétaire n'empêche pas M. Lemaire, là, tout de suite, d'avoir faim, et d'aller quêter sa soupe à la Saint-Vincent-de-Paul.

Et puis le voilà dans l'obligation de vendre sa maison sous pression et à rabais. ( D'ailleurs la seule offre qu'il ait reçue jusqu'ici vient de son voisin, très au fait de sa situation précaire, une offre ridicule à 62500 $ ! )

Il y a des milliers de M. Lemaire au Québec en ce moment, j'en ai croisé quelques-uns au cours de ce reportage, des gens qui ont travaillé toute leur vie pour amasser une caisse de retraite ( ou un REER ), une maison, une auto. Ce ne sont pas des gens riches ni aisés, ils paient 600$ d'hypothèque comme propriétaire, ils paieront 600$ de loyer comme locataire, je pose la question : en quoi ce changement de statut satisfait-il la justice et la morale publique ?

Avec son pick-up, M. Lemaire bizounait l'été en entretien paysager. Quand il aura bradé son véhicule, qu'il aura perdu son autonomie, il ne lui restera plus qu'à prendre l'autobus une fois par semaine, jusqu'au bureau de l'emploi, où il est assuré, à 51 ans, de ne jamais rien trouver.

Quand j'étais petit, c'est comme ça que mon père saignait les lapins : il immobilisait l'animal entre ses genoux, tirait sur ses oreilles pour dégager son cou, rentrait le couteau, et attendait que le lapin se vide de son sang jusqu'au bout.

C'est comme ça aussi que l'aide sociale saigne les nouveaux pauvres.

Et quand ils sont morts, elle les aide !

*** Secoué, remué dans mes tripes depuis deux semaines par la détresse d'une humanité écorchée, je tombe un soir sur ce message dans ma boîte vocale :
- Vous faites fausse route, M. Foglia, en interviewant CES GENS-LÀ. Ce n'est pas nécessaire. Vous devriez faire des reportages plus positifs, vous devriez parler des gens qui ont de la drive !

Il est planificateur financier. Je ne vous dis pas son nom. Il vous le dira lui-même. Depuis, on s'est échangé quelques mots, il va écrire à M. Landry je crois, pour demander ma tête, se plaindre de mon impolitesse, anyway, on publiera sa lettre.

Je vous en parle seulement pour souligner le mépris des élites de droit divin pour " ces gens-là ".

Je vous en parle pour vous dire quel formidable plaisir je prendrais à mettre mon pied là où monsieur le planificateur financier se met probablement " ces gens-là ".

*** Conclure ce reportage sur une bonne nouvelle ?

À Saint-Élizabeth, petit village près de Joliette, depuis quatre ans les pauvres font du pain et l'échangent contre des légumes, de la soupe, du steak haché.

Dans Hochelaga-Maisonneuve, un médecin s'occupe des enfants puckés, ses collègues docteurs lui donnent parfois du fric, en s'excusant de ne pas donner du temps.

La bonne nouvelle, c'est la solidarité.

Un tissu social en train de se retricoter autour d'une idée vieille comme l'Homme et sa fiancée.

Une idée qu'ils n'ont jamais été foutus de mener jusqu'au bout. L'idée d'une société juste.