Le jeudi 7 mars 1996


Parler cochon
Pierre Foglia, La Presse

Je joue au golf une fois par année, uniquement à cause de Pierre Staner. Je pourrais dire, plus plaisamment, que je joue au golf une fois par année parce que j'aime le jambon et la saucisse. Pierre Staner est le traiteur charcutier qui nous régale après ce petit tournoi qui réunit, chaque automne, quelques-uns de mes plus vieux amis et confrères sportifs.

Pour être tout à fait franc, j'élude les 18 premiers trous, pour me rendre directement au 19e. J'arrive tôt, au moment ou Pierre vient à peine d'allumer le gril. Il n'a pas encore fini de déballer ses merveilles, boudins blancs et noirs, saucisses aux épices, saumons entiers, coeurs de canards... On parle. J'aime parler bouffe avec Pierre, j'aime déguster les mots de la bouffe, peut-être plus encore que les choses. J'ai tout de suite la bouche pleine de tripaille, de boudin noir, de rillettes fondantes, de crêpinettes... Quoi? Trop ménagères, les crêpinettes? De couennes confites alors. As-tu déjà essayé des couennes confites aux lentilles? Et une fricassée d'abats de porc? Je soupçonne les écolos, qui luttent vaillamment contre les méga-porcheries, de n'acheter du foie de porc que pour leur chat. S'ils savaient...

Ça y est mon vieux, une petite faim me titille.

C'est bien connu, parler cochon fait mouiller les papilles.

Pierre Staner est charcutier à Saint-Alphonse-de-Rodriguez, un petit village au nord de Joliette. Pierre est charcutier comme son père l'était en Belgique, mêmes spécialités (saucisses à la bière, boudin blanc, bacon fumé, jarrets à l'ail), mêmes recettes, mêmes petits secrets. La seule différence, c'est que son père élevait les cochons qu'il transformait en jambons. Pierre les achête.

- Au début, raconte-t-il, j'avais la nostalgie du cochon familial, mais plus maintenant. Le cochon industriel du Québec est d'une telle qualité - les parents et les amis de Belgique que je reçois n'en reviennent pas, là-bas le porc goûte le carton -, le cochon « industriel » d'ici se travaille si bien, donc, que si j'avais le choix, aujourd'hui, je ne retournerais pas au cochon artisanal, trop gras.

Quand je suis arrivé dans son atelier, Pierre déballait des cuisses de porc qu'il venait de recevoir de l'abattoir de Joliette. Il s'apprêtait à en faire des jambons...

- Le secret d'un bon jambon est dans le dosage de la saumure : essentiellement de l'eau et du sel, un peu de sirop d'érable, des sels nitrés (pour empêcher la viande de devenir grise) et, très important, du phosphate.

Pierre avait commencé à piquer les cuisses avec une longue seringue vissée au bout d'un pistolet. Quand la seringue était profondément introduite, il shootait la saumure, on voyait la viande prendre du volume, se boursoufler...

- Pourquoi les trois quarts des jambons qu'on achète dans les épiceries sont si dégueulasses, informes et tout mouillés? On voit à travers. Il y a plus de gélatine et de nervures que de viande. Si c'est le même cochon industriel que toi, pourquoi n'est-ce pas le même jambon, dense et moelleux?

- La différence est dans le dosage du phosphate. Mais regarde d'abord cette facture : ce matin, à l'abattoir, j'ai payé mes cuisses de cochon 1,28 $ la livre. Or, dans les grandes épiceries, tu peux trouver du jambon à 1,35 $ la livre. Comment peut-on arriver à un prix aussi bas après transformation ? Le secret ? Tu ne diras pas que c'est moi qui te l'ai dit ? Le secret c'est d'augmenter la dose de phosphate. Le phosphate retient l'eau, distend les fibres. Plus tu shootes du phosphate, plus tu donnes du volume à la viande, si bien qu'avec une cuisse de porc de 20 livres, tu peux faire 40 livres de jambon cheap, plein de gélatine. C'est pas mauvais, de la gélatine, mais c'est pas du jambon...

ADRESSES - Saint-Alphonse-de-Rodriguez est un peu loin pour aller acheter votre jambon chez Pierre. De toute façon, il est fermé l'hiver. Mais l'été, il fait le traiteur, se déplace, méchoui, party, cochons entiers, sangliers, et même des saucisses au tofu...

- Pas au tofu !
- Chut... Chaque fois que j'en fais, quelques générations de charcutiers Staner se retournent dans leurs tombes.
Maison Staner, (514) 833-5544

SAUCISSONS SECS - Depuis un an, la Pâtisserie Belge (Parc et Milton) fait sa propre charcuterie, outre des trucs trop rares sous nos cieux (pieds de cochons vinaigrette, museau, andouillettes et andouilles), un chapelet de saucissons secs dont une rosette de Lyon au grain serré et moelleux des cochonnailles d'antan.

HISTOIRE - Pourquoi juifs et musulmans ne mangent-ils pas de cochon? Fouille-moi. Je sais seulement ce que tout le monde sait, que Moïse a dicté aux tribus d'Israël de ne manger que des bêtes dont l'ongle était divisé, le pied fourchu et qui ruminaient. « Vous tiendrez les autres pour souillées et ne mangerez pas leur chair »... Téteux comme il est, Mahomet a suivi : « Ben moi aussi d'abord. » Ni l'un ni l'autre ne se sont expliqués très clairement sur leurs raisons.

Mon père qui n'était ni prophète ni juif détestait le cochon lui aussi, mais il savait pourquoi : il avait failli mourir d'une indigestion de boudin quand il était petit. Il tenait d'ailleurs sur le boudin des propos excessifs, il racontait que, lorsqu'on le saigne, le cochon crie comme un humain, jusqu'à sa dernière goutte de sang. « C'est cela du boudin, prétendait mon père, un mélange de sang et de cris. »

Je ne digère pas très bien le boudin depuis.

RIEN À VOIR - Cela n'a absolument rien à voir avec le boudin, mais c'est une question que je me pose depuis tellement longtemps : qu'est-ce que les anthropophages pouvaient bien manger avant que l'homme apparaisse sur terre?

De la tarte aux fraises?