Le samedi 9 mars 1996


Le jambon subventionné
Pierre Foglia, La Presse

Des fois je me demande si je suis intelligent. Me semble que oui. Je comprends pas mal de choses, presque tout en fait, la vie, la mort, l'amour, Dieu, la bicyclette, alouette. Enfin si, quoi, je ne suis pas si bête. Sauf des fois. Des fois là, c'est effrayant. Je comprends rien, mais rien...

Des choses toutes simples pourtant.

Une vente de cochons, tiens. Quoi de plus simple que de vendre un cochon? Oh le beau cochon, combien veux-tu pour ton cochon? L'autre répond : « Combien tu me donnes? » ça discute un peu. Tope-là. On trinque et voilà.

Sauf que c'est pu de même.

Aujourd'hui au Québec, les cochons se vendent tous à l'encan. Attention. Pas avec un type qui crie une fois, deux fois, trois fois, adjugé à la petite dame ici. Non, un encan électronique. Vous n'imaginez pas comme c'est plate. On ne voit pas les cochons, on ne voit pas qui achète, on ne voit pas qui vend. On ne voit que des chiffres sur un écran d'ordinateur.

Chaque jour de la semaine, entre sept et neuf heures du matin, les producteurs qui ont des cochons à vendre appellent à l'encan. Bonjour madame, j'ai 200 porcs à vendre ce matin. La dame rentre les 200 porcs dans son ordinateur. À neuf heures on additionne. Jeudi dernier, quand j'étais là, il y avait 12 949 cochons à vendre. À neuf heures l'encan proprement dit commence. Cela se passe sur deux petits écrans, dans un coin de bureau, au premier étage de l'édifice de l'UPA, boulevard Therrien à Longueuil.

Devant leur écran, dans leur abattoir à Saint-Georges, à Saint-Romuald, à Cabano, n'importe où, les acheteurs, branchés en réseau, enchérissent sur les lots affichés. Le prix de départ est fixé selon le marché américain. L'encan dure une demi-heure. Y'a rien à voir, que des chiffres qui changent sur un écran. Les acheteurs misent sur des lots fictifs.

- Comment ça fictifs?

Ces chiffres-là doivent bien correspondre à des cochons quelque part, puisque le producteur reçoit son chèque dans les trois jours, majoré d'une prime à la qualité, calculée par sonde électronique.

La sonde électronique! Écoutez bien ce petit délire informatique. À l'abattoir (dans tous les abattoirs de la province), le convoyeur fait passer les carcasses devant une sonde électronique qui lit le tatoo de chaque carcasse et évalue, dans la demi-seconde, sa « prévision en maigre ». Les données sont instantanément transmises, par modem, à Longueuil, à l'ordinateur central de l'UPA, qui les mémorise, en attendant de facturer la prime à la qualité, spécifique à chaque producteur. C'est pas beau ça?

Quand je pense que j'ai encore un téléphone à roulettes.

Jeudi matin, à quelques sous près, les abattoirs payaient la carcasse de porc (de 80 kg environ) 160 $.
- C'est quoi le coût de production?
- Environ quinze piastres de plus...
- Pardon? Vous vouliez sans doute dire quinze piastres de moins?
- De plus!
- Comment est-ce possible? Le producteur vend 160 $ un cochon qui lui coûte 175 $? Il serait 15 $ dans le trou, par cochon?
- C'est à peu près ça, oui.

Directeur adjoint de l'UPA, Jean Larose est agro-économiste, ex-sécrétaire général de la Fédération des éleveurs de porc du Québec. Il m'a tout expliqué, et j'ai compris que le producteur de porc, finalement, ne perdait rien, grâce à une assurance stabilisation de cinq piastres par cochon, mais surtout grâce à une subvention gouvernementale de 10 $ par cochon...

Hein? Quoi? On subventionne aussi les cochons? Dix dollars par cochon, 5 millions de cochons, 50 millions de subvention par année?
- Peut-être un peu plus. Mais sans subventions, pas de cochons...
- Pis? On mangera des nouilles.
L'agro-économiste a essayé de m'expliquer de trois ou quatre manières différentes, mais à chaque fois il s'arrêtait en plein milieu, pour me dire :
- C'est pas clair, hein?
Franchement, non.
D'autant plus qu'on exporte les trois quarts de ces cochons-là aux États et au Japon. Pourquoi dois-je subventionner le rôti de porc des Japonais?

Et j'y pense à l'instant, subventionnant l'industrie porcine, je subventionne forcément sa pollution. N'est-ce pas un peu comme si je payais mon voisin pour qu'il vienne chier sur mon perron?

Non, non, je ne suis pas fâché. Je ne comprends pas et cela m'énerve un peu, je me demande si je suis intelligent. Me semble que si, pourtant. Je comprends presque tout, la vie, la mort, l'amour, Dieu, la bicyclette, alouette.

C'est le cochon peut-être. Incollable sur l'avenir de l'Homme et de sa fiancée, le cochon me questionne, voilà tout.

Je n'en ai pourtant pas fini avec lui. J'en ai pour tout le mois de mars qui est le mois du cochon, je vous l'ai déjà dit. Brièvement interrompu hier par la journée des femmes, il reprend son cours aujourd'hui, il se prolongera cette année jusqu'à Pâques.

Pâques et son jambon, subventionné comme les po*tes. Je ne suis pas sûr de trouver cela très convenable.

CORRECTION - Je ne vous ai pas donné le bon numéro de téléphone de la maison Staner, ce traiteur-charcutier de Saint-Alphonse-de-Rodriguez dont je vous parlais jeudi. C'est le 883-5544 (et non 833).

BUCOLIQUE - Lafleur et Larose, directeur et directeur adjoint de l'Union des producteurs agricoles, le hasard a parfois de l'à-propos. On s'étonne pourtant que le coeur de l'agriculure du Québec ait choisi de battre si loin des champs, sur une mer d'asphalte, dans un blockhaus de béton. Grosse boîte où s'activent près de 400 personnes...

- Combien d'entre elles ont déjà vu une vache de près?
- Plusieurs, m'a répondu, pince sans rire, le directeur adjoint.
PROVERBE BRETON - Du bonheur pour quelques mois? Marie-toi. Du bonheur pour toute une année? Tue le cochon. Du bonheur pour toute la vie? Fais-toi curé.