Le samedi 16 mars 1996


Une souris, huit chats et un bulldozer
Pierre Foglia, La Presse

On me l'a demandé mille fois depuis Noël, surtout les enfants dans les écoles où je suis passé : « Comment va Titine? »

Aussi bien vous le dire, elle est morte.

Titine, c'était la souris qui vivait dans mon auto. J'en avais fait un conte de Noël, qui n'était pas un conte parce que c'était une vraie souris, avec deux petits yeux noirs inquiets qui me fixaient au-dessus d'un long museau quand je levais le capot pour la montrer aux incrédules. Elle s'était fait un nid de kleenex entre le phare et le réservoir.

Elle a disparu un soir, vers la mi-février, le seul soir de tout l'hiver où j'ai rentré l'auto dans le garage. Le lendemain, elle n'avait pas touché à la crotte de fromage que je lui avais laissée, comme d'habitude, sur le siège du passager. Ni le surlendemain.

J'ai d'abord cru qu'en sortant, cette nuit-là, s'apercevant qu'elle était sous un toit, elle avait décidé de se « ranger des voitures » comme on dit. Je me suis dit qu'elle en avait assez de l'autoroute des Cantons de l'Est à 100 km à l'heure, des glaçons plein la moustache, qu'elle avait décidé de faire une femme d'elle, un bungalow, des enfants, un lave-vaisselle, tout ça.

- Comment va Titine?
- Elle a pris maison, répondais-je, à cette époque-là.

Hélas. L'autre jour, ayant à changer une roue, j'ôte l'enjoliveur et j'y trouve quoi? Le cadavre desséché de ma Titine.

Je devine ce qui est arrivé. Titine passait son temps à trouver de nouvelles cachettes pour ses réserves de bouffe. Au début, je me disais qu'elle mangeait vraiment beaucoup pour une toute petite souris. Et puis j'ai compris : elle faisait des réserves. Elle en cachait partout, dans toutes les anfractuosités du moteur, tous les replis, tous les tuyaux... Ce matin-là, elle est sans doute partie prospecter de potentiels garde-manger, elle s'est glissée dans la roue par le trou de l'enjoliveur qui laisse passer la valve, et voilà.

Et voilà. C'est à ce moment-là que j'ai démarré. La roue s'est mise à tourner. Tourne et tourne de plus en plus vite. Force centrifuge ou centripète?

Titine a pété au frette.

Pauvre Titine. Il n'en restait plus que la peau. Comme si on avait essoré la souris qui se trouvait dedans.

Son nid est toujours là, près du phare droit. Et son fantôme aussi, je crois, parce que parfois, un voyant rouge s'allume sur mon tableau de bord : « Check engine ». Au garage, on me dit que tout est normal, « sauf ça, m'a dit le mécanicien, j'ai trouvé ça derrière la pompe à eau, vous voyez ce que c'est ? »

Ben oui quoi, c'est du fromage.

Je n'ai plus de souris, mais il me reste huit chats. Le Petit Robert, le plus vieux, a eu 15 ans l'autre jour. Je l'appelle Terminal parce que je suppose qu'il n'en a plus pour bien longtemps. Il se traîne en bougonnant du dessous du poêle au sofa, au rebord de la fenêtre, mais ce qu'il préfère, c'est mon épaule, il y plante ses griffes avec l'air de croire que la mort n'osera pas venir le chercher là. Des fois, le soir, quand ma fiancée est couchée, on cause :
- Dis-moi, Terminal, c'est comment être très très vieux?
- C'est comme courir devant un bulldozer.
- Ça doit être essoufflant?
- Pas vraiment. C'est relativement facile d'aller plus vite qu'un bulldozer. Même quand on est très très vieux.
- Tiens, j'aurais cru le contraire.
- On croit toujours le contraire. C'est pour ça qu'on en meurt.
- Je ne comprends pas.
- Ben... il y a donc ce bulldozer derrière, et nous devant, tout surpris, tout contents de voir comme c'est facile, finalement. Tellement facile qu'on se dit que, vraiment, il n'y a pas de raison de freaker ni de tant se presser. Et on s'assoit.

Oups. Scrounche.

Vous connaissez tous mes chats, sauf la dernière arrivée, une petit chatte noire complètement ridicule avec ses petites touffes blanches sous les bras. Je l'ai trouvée, l'été dernier, dans un érable creux de la rue Mercier, à Saint-Jean.

Sa mère, une chatte de gouttière qui ne se laisse pas approcher, a eu deux bébés dans un garage voisin. Alors qu'ils n'avaient que quelques jours, elle les a déménagés dans cet érable creux, sur le terrain de gens que je connais bien.

Les jours suivants, on guettait le départ de la mère pour dresser une échelle et se hisser jusqu'au trou, mais deux minous noirs au fond d'un trou noir, il n'y avait pas grand-chose à voir. Un mois plus tard, on a trouvé un des minous, mort sur le gazon, à moitié dévoré par un rapace ou un rat. Il avait essayé de sortir, était tombé là et voilà.

Plus prudente, la survivante ne faisait que de brèves apparitions à sa fenêtre. Elle saisissait un peu de la réalité du monde, une bribe, un éclat, un reflet, et hop, s'enfuyait l'examiner au fond de son trou. Ce fut toute une histoire pour la capturer. Quand on a finalement réussi à mettre la main dessus, la petite sauvageonne griffait, mordait, crachait. Trop tard. On la tenait. On ne la lâcherait plus. Que ça lui plaise ou pas, on allait faire son bonheur.

On s'imagine souvent que les gens aiment les animaux parce qu'ils sont déçus de l'Homme et de sa Fiancée. En somme, par dépit. Pas du tout. Les gens aiment les animaux parce que, les animaux, on peut faire leur bonheur sans leur demander leur avis.

Je l'ai appelée Zézette. Elle a huit mois aujourd'hui. C'est la plus belle chose qui me soit arrivée depuis huit mois. Des fois, la nuit, j'angoisse. Je me réveille avec un bruit terrible dans les oreilles, comme s'il y avait un bulldozer dans la chambre. Je n'ose pas déranger ma fiancée. Je pogne la Zézette qui dort au pied du lit, et je la glisse sous les couvertures. D'abord elle se colle à mon flanc. Puis la chaleur la détend, elle s'étire sur toute sa longueur. Elle se met à ronronner très fort. Le bulldozer s'éloigne. Je me rendors.