Le jeudi 21 mars 1996


Et bonne chance dans vos études
Pierre Foglia, La Presse

« Bonjour monsieur, je n'ai pas d'argent pour le parcomètre, j'ai un cours dans cinq minutes, pouvez-vous m'aider? »

C'était rue Saint-Denis face à l'UQAM. Une jeune femme brune. Mignonne. Elle demandait sans mendier, aussi nature que si elle demandait l'heure.

- Pourquoi allez-vous à l'école en auto?

- Parce que j'ai deux enfants à la garderie, j'étudie à plein temps, je cours partout, je ne pourrais jamais y arriver sans auto...

J'ai payé son parcomètre. Je l'ai accompagnée à l'intérieur du pavillon Aquin, jusqu'au bureau du prof de philo dont elle est l'auxiliaire (recherche et corrections pour 500 $ pour la session)

Elle s'appelle Anabelle Lacombe. Elle a 24 ans, elle étudie en socio-philo. Elle aura son bac bientôt. Enfin peut-être... Ces jours-ci, un pépin de dernière minute, un truc bête, la retarde considérablement. Figurez-vous qu'elle n'a pas de livres pour étudier. N'est-ce pas que cela prend des livres pour étudier? Eh bien Anabelle n'en a pas. Les trois sessions précédentes, l'Aide sociale avait payé. Mais cette fois le fonctionnaire a dit non. Le fonctionnaire a regardé la liste... Bachelard, Barthes, Deleuze, Foucault, Nietzsche, Derrida, quoi! 650 $!...

- C'est non, a-t-il décidé. D'ailleurs t'as dépassé la limite...

Quelle limite? Le programme spécial d'aide aux étudiants monoparentaux (1) paie les cours, les frais de garde et les livres obligatoires. Il n'est question de limite nulle part.

- Es-tu sûre que tous ces livres-là sont obligatoires?

Sont comiques les fonctionnaires. Comme si quelqu'un avait déjà lu Bachelard (2) sans y être obligé.

- Comme si après avoir couru comme une folle toute la journée, et après avoir couché les enfants, je n'avais qu'une hâte : me jeter sur L'Imagination sociologique de Wright C. Mills, en me disant comme c'est le fun de fourrer l'Aide sociale en lisant un machin qui me sert à rien...

Non seulement Anabelle n'a pas eu ses livres, mais elle a perdu un temps fou à les réclamer, à faire réviser son cas, à se faire entendre au service des plaintes, à faire initialer sa liste de livres par chaque prof... elle a même écrit à son député (Louise Harel) qui lui a répondu des banalités, mais en ajoutant avec beaucoup d'à-propos : « Et bonne chance dans vos études, mademoiselle ».

Anabelle s'est donc débrouillée seule. En empruntant, en quêtant, en photocopiant des livres entiers. Et elle va l'avoir pareil son bac. Mais peut-être pas avec des notes suffisantes pour être acceptée en maîtrise. Elle rêvait de faire sa thèse de maîtrise sur Simone Weil (3), la petite ouvrière juive qui a fait freaker de Gaulle. La si modeste Simone Weil qui, soit dit en passant, serait drôlement contente de savoir qu'Anabelle l'a découverte pour 25 sous dans une librairie d'occasion.

24 ans. Deux enfants à la maternelle, pas de mari, une auto, un ordinateur, mais pas de frigo.
- Eh non, pas de frigo. J'ai déménagé avec mon auto et je ne pouvais pas emporter le frigo.
- Et le poêle?
- Pas de poêle non plus. J'ai un réchaud de camping.
- Vous n'avez pas de parents pour vous aider?
- Je suis orpheline.
- Le faites-vous exprès?

En tout cas, si elle angoisse, ça ne se voit pas trop. 18 000 $ de dettes qui n'incluent pas 800 $ à l'Hydro là, maintenant, ça presse.
- Ça presse, ça presse... ce qui presse encore plus, c'est une cigarette. Excuse-moi deux secondes.
On était retourné rue Saint-Denis, prendre un café. Elle a bumé une cigarette à la table voisine. En revenant, on a parlé des enfants qui sont à la garderie du Centre Immaculée, des pères qui sont nulle part, des livres qu'elle lit partout, à la buanderie, dans les files d'attente. De la vie en général, de la vie sans ceinture de sécurité :
- Comme dans l'auto. Les ceintures sont brisées. Mais on fait semblant de les mettre... L'été dernier j'avais promis aux enfants qu'on irait voir les baleines. On y est allé. On a vécu deux mois dans l'auto. J'ai économisé sur le loyer.

Quand je me suis levé pour partir, en blague je lui ai dit : « Bon ben salut, je vous laisse payer les cafés. »

Elle a paniqué une demi-seconde :
- Faites pas le fou, j'ai pas un sou.
- Combien aviez-vous ce matin?
- De la petite monnaie. Assez pour un café, et un croissant. Là j'ai pu rien. Ce soir je vais aller souper avec les enfants près du poste 33, sur Ontario, un truc qui s'appelle Bouffe-Héberge. C'est bon, ça coûte rien pour les enfants, pour moi c'est 2 $, je vais les quêter...

Et demain ça recommence de plus belle pour Anabelle. Demain ce sera pire, parce que demain Anabelle rencontre son agent à l'Aide sociale. Le petit ton paternaliste, les petites réflexions du genre : « Vous savez, c'est un privilège ». Et la petite note épinglée à son dossier qu'elle a lue à l'envers : « Ne paie pas ses frais de garde ».

- Je me sens comme une criminelle.

Je l'ai laissée près du métro. Du coin de l'oeil, je l'ai vue tendre la main et j'ai entendu les premiers mots :
« Bonjour madame, je sors de mon cours, j'ai deux enfants, rien à manger... »

----------------------------------
(1) Le programme s'appelle REPS, pour Retour aux études post-secondaires des chefs de familles monoparentales...
(2) Bachelard Gaston, fonctionnaire au Postes devenu par goût, professeur de philo à la Sorbonne, a beaucoup travaillé sur le rêve, c'est lui qui a dit : « les rêves se souviennent des rêves ».
(3) Weil Simone, philosophe aussi, mais au contraire du premier a laissé la philo pour devenir ouvrière agricole. Pendant la guerre elle était à Londres aux côtés du général de Gaulle qu'elle trouvait très très chiant.