Le samedi 23 mars 1996


La voleuse
Pierre Foglia, La Presse

Les deux surveillants suivaient la grande femme blonde sur l'écran témoin. C'était un vendredi soir tranquille à la succursale de la Société des alcools du centre commercial Maisonneuve. Les deux caméras cachées montraient des allées presque vides. Les surveillants suivaient la grande femme blonde parce que c'était leur travail, parce qu'il n'y avait pratiquement personne d'autre à surveiller. Dans leur cagibi, à l'arrière du magasin, silencieux et sans état d'âme, ils attendaient la fermeture.

Soudain, sur l'écran, dans un geste furtif, la femme blonde a glissé une bouteille de vin dans son sac. Elle venait de la prendre sur le présentoir. Aussitôt après, comme ils le font tous, elle a jeté un bref regard par-dessus son épaule pour voir si on l'avait vue.

Une autre! Les deux surveillants se sont levés sans précipitation, ils sont sortis par une porte de côté, pour aller attendre, mine de rien, la grande femme blonde à la porte du magasin. Ils ne parlaient pas. Pas besoin. La routine. Celui des deux qui bégayait se disait comme à chaque fois : « J'espère que ce n'est pas moi qui l'interrogerai. »

Hélène était absolument certaine que personne ne l'avait vue. Dieu qu'elle était énervée. Son geste n'était pas prémédité. Elle n'avait rien piqué depuis que, adolescente, elle s'était fait prendre avec des soutiens-gorge par un gérant bon enfant qui lui avait dit : « Fichez-moi le camp avant que je change d'idée et que j'appelle vos parents... » Il y avait trente ans de cela. Elle n'avait jamais recommencé. Elle n'y avait même jamais pensé.

Qu'est-ce qu'il lui avait pris tout d'un coup? Cela avait été plus fort qu'elle. Comme si cette bouteille, toute seule sur son présentoir, lui avait tendu les bras : prends-moi, prends-moi. Comme si elle avait été mise là exprès pour elle. Elle en sentait le poids au bout de son bras, dans le sac. C'était quoi déjà? Ah oui, un Buzet rouge, à 9,95 $. Même pas dix piastres! À 45 ans! Insensé. Si ses enfants la voyaient! Justement, sa fille de 17 ans l'attendait à la maison pour aller dîner chez des amis.

Hélène a pris une autre bouteille de rouge sur une étagère. Pour la payer celle-là. Pour ne pas sortir les mains vides. Elle s'est mise à parler avec la caissière, n'importe quoi, pour chasser sa nervosité. Ouf, elle était passée. Elle ne recommencerait jamais plus. Plus de son âge. Trop énervant. Et si facile en même temps. Dommage.

Elle est sortie du magasin. Les deux surveillants l'ont aussitôt encadrée. Celui qui bégayait lui a pris fermement le bras :
- Vvvvous êtes en *état dada-d'arrestation mama madame.
Hélène avait envie de rire et de pleurer.

Ils ont attendu la police dans le petit cagibi en arrière. Les surveillants avaient repris leur poste devant l'écran. Hélène a demandé la permission d'appeler sa fille :
- Écoute, je peux rien te dire, je vais être en retard, pose-moi pas de questions...
- Maman, tu m'inquiètes, où es-tu?
- Je suis à la Régie des alcools, il est arrivé un truc et puis voilà...
- Hon! M'man! Niaiseuse! Tu t'es fait pogner à piquer!...

Une heure après sont arrivés deux jeunes policiers taciturnes du poste 52. Ils ont rédigé un rapport en quatre exemplaires. Il ont pris les empreintes d'Hélène en encrant ses doigts sur un tampon. Ils lui ont expliqué ce qui allait arriver : d'abord on la convoquerait au poste pour reprendre ses empreintes et sa photo comme une vraie criminelle. Plus tard encore, elle passerait devant un juge.

C'est bien ainsi que les choses se sont passées.

Trois semaines plus tard, Hélène a prétexté une visite chez le médecin pour s'absenter de la job. Le policier qui l'a accueillie au poste 52 lui a serré la main : « Bonjour madame. » Photo. Re-empreintes. L'encre a collé longtemps à ses doigts.

Le jour du procès, elle s'est fait un look BCBG, pantalon noir, tailleur, cheveux tirés en arrière. Elle s'est assise au fond de la salle en attendant son tour.

Le juge, dans la soixantaine, était attentif et méticuleux. Il a entendu la cause d'un récidiviste qui venait de voler des humidificateurs. Trois mois de prison. Puis celle d'une jeune femme sur l'aide sociale pour vol de 57 $ de maquillage chez Jean Coutu. 150 $ d'amende en dix versements.

Puis ce fut le tour d'Hélène. « Coupable », plaida-t-elle, après lecture du chef d'accusation.

- Avez-vous des explications à donner pour votre défense? a demandé le juge.

Hélène a raconté le vol des soutiens-gorge quand elle était petite. Puis celui de la bouteille de vin 30 ans après. « J'y ai pensé cent fois depuis que c'est arrivé, monsieur le juge, et je ne suis pas plus avancée. Je suis incapable de vous dire pourquoi c'est arrivé. »

L'avocate de la Couronne a suggéré un « suivi médical », une sorte de thérapie...
- Ce ne sera pas nécessaire, a tranché le juge. La cour vous absout, a-t-il ajouté pour Hélène. Allez en paix. Il a même fait le signe de croix.

Elle avait des ailes en sortant du tribunal.

Hélène vient d'envoyer un petit mot de remerciement à « son » juge.

Le vrai titre de cette chronique n'était pas « La voleuse ». Le vrai titre était : « C'est ainsi que les choses se passent quand il ne se passe presque rien ».

Mais c'était un peu long.

Comme la vraie vie. C'est toujours un peu plus long, la vraie vie. Je veux dire un peu plus long que le journalisme. Et il se passe moins de choses, mais bon, c'est pas tous les jours qu'il y a 224 morts et aucun survivant.

La prochaine fois peut-être?