Le mardi 26 mars 1996


Le mois de la tarte au sucre
Pierre Foglia, La Presse

Mon voisin de table, un gros homme rougeaud, avait entrepris de m'initier au rituel de la cabane à sucre. Me prenant pour un Français en visite, il me traitait avec une affabilité toute pédagogique :
- Mettez du sirop sur vos fèves aux lards, me conseillait-il. Vous êtes ici dans une vraie cabane à sucre, il faut en profiter...
- Il y en a des fausses?
- Eh monsieur! Parfois il n'y a même pas d'érablière autour! Ce sont d'immenses cafétérias où on assoit jusqu'à 1 000 personnes en même temps. Et le pire : on vous presse de finir votre assiette pour en asseoir mille autres. Le parking est plein d'autobus. Le sirop, n'en parlons pas, des fonds de pane rallongés avec Dieu sait quoi...

C'était dimanche midi, au Hilltop Sugarbush, une cabane à sucre familiale, près de chez moi, si près, en fait, que j'y suis allé en joggant. Il y avait un petit soleil si pâle qu'il n'arrivait pas à faire fondre la neigette de la nuit. Sur la route des vins, dans la minéralité de l'hiver, les panneaux qui annoncent des vignobles de Dunham - l'Orpailleur, les Côtes-d'Ardoise - avaient l'air de canulars surréalistes. Où ça des vignes?

La cabane à sucre est perchée un peu plus loin, vers Dunham, sur Symington, un des chemins les plus montagneux du coin, qui longe un étonnant pic. Étonnant pour cette région de douces collines.

Ma fiancée m'a ramassé dans la dernière montée, je venais de trouver un oiseau mort que je tenais à la main. « Hon, une alouette cornue, a-t-elle reconnu tout de suite ». Elle est rentrée dans la cabane à sucre, feuilletant son Guide des oiseaux (elle le traîne partout ). Pendant que le monsieur rougeaud faisait mon éducation acéricole - comment reconnaître un bon sirop d'après sa couleur - ma fiancée m'entretenait de l'alouette cornue, souvent grégaire et de sexe semblable (semblable à qui? ), dont le cri est un tsi-titi argentin (est-ce dire qu'elle danse le tango? ).

Tout cela pour vous dire que si je finis, malgré tout, par mourir idiot, ce sera sans excuse aucune.

L'érablière s'étage en aplomb de la ferme laitière des Garrick qui comptent parmi les plus vieux habitants du vallon. Henry Garrick et Andrée Gadoury ont ajouté une salle à manger à la cabane proprement dite, il y a huit ans. Ils ont fait le plein immédiatement, jamais une place de libre, mais ils résistent vaillamment à l'idée de s'agrandir. (Soit dit en passant, c'est cette sagesse de la terre et ce respect de la géographie, très particuliers aux anglophones de mon coin, qui nous ont préservés, jusqu'ici, des horreurs des Laurentides ).

Tandis que Henry bout en arrière ou qu'il ramasse l'eau de ses buckets, Andrée et ses filles reçoivent en avant. Une grosse truie réchauffe la petit salle qui accueille une soixantaine de convives. Deux services par jour, celui du midi et celui du soir, pas de presse, pas de gens qui attendent leur tour dans la cour...

On nous avait casés à la table d'un groupe de Lachine, et il y avait donc ce monsieur rougeaud qui m'avait pris pour un touriste français et me faisait la leçon. « Du pain maison », me soulignait-il, en me passant le panier. « Des vraies marinades », ajouta-t-il en me mettant sous le nez, le pot de betteraves marinées...

- Pourquoi, dans les fausses cabanes à sucre, on sert des fausses betteraves?
J'ai senti à son regard qu'il ne me prenait pas pour un faux tata.

Les cretons aussi, étaient maison. Le jus de pomme, servi en généreux pichets, vient du verger voisin. Les oreilles de Christ crissaient sous la dent. La soupe aux pois est à déguster le petit doigt en l'air comme Proust mangeait ses madeleines, le jambon était parfait et l'omelette... l'omelette c'était moins bien. J'ai fait mon Français avec l'omelette. Discrètement bien sûr. Juste pour ma fiancée.

- C'est pas ça une omelette. Ça bave une omelette, ça grumelle. C'est pas de la costarde une omelette. On bat les oeufs à la fourchette pour faire une omelette, pas au blender. Et surtout, ça ne va pas au four une omelette, c'est pas un souffle, faut pas que ça cuise de bord en bord.

Ma fiancée, qui fait ses omelettes au four, l'a pris personnel. « Dis tout de suite que je ne sais pas faire cuire un oeuf! »
- Un oeuf, t'es pas pire.
Le mois de mars est le mois de nos engueulades « ethniques ». C'est pas les omelettes, c'est l'hiver qui déborde, qui n'en finit plus de casser ses pierres.
- Vous venez d'où en France, m'a demandé le gros rougeaud...
- Je viens de Biarritz, monsieur. Biarritz où le mois de mars est subtropical et mou. À Biarritz, au mois de mars, on cherche déjà l'ombre dans les rues escarpées, et on fuit les premiers touristes fluos qui demandent le chemin du Casino.

Remarquez que je ne suis jamais allé à Biarritz de ma vie. Quand je dis que le mois de mars y est subtropical et mou, je confonds volontairement avec Ouagadougou. M'en fous. Le mois de mars est le mois de la mauvaise foi.

Heureusement, mars est aussi le mois de la tarte au sucre. Ma fiancée m'a donné sa part.
- Parce que je t'aime, a-t-elle essayé de me faire accroire.
Tu parles! C'est parce qu'elle n'avait plus faim.

RÉSERVATIONS - Désolé, pour les vendredis, samedis, dimanches, tout est complet jusqu'à la fin de la saison. En semaine, réservations possibles pour groupes de 25 et plus (1-514-298-5181 ).

Si vous passez par Frelighsburg, en plein coeur du village, dans l'ancien magasin général superbement retapé, la boutique du Hilltop Sugarbush offre ses produits à l'année. Pouvez même y prendre un café et une pointe de tarte...