Le jeudi 28 mars 1996


Bonjou'li pitite madame!
Pierre Foglia, La Presse

Comme son nom l'indique, Nicole Gagnon n'est pas nègre, ni touareg, ni juive, ni turque, ni bulgare. Nicole Gagnon n'est absolument pas ethnique. Comme en attestent son accent et sa « grand yeule » de bleuette, elle est née à Alma, il y a 56 ans de cela.

Sauf que, nobody is perfect, Nicole Gagnon a épousé un Arabe. Il s'appelle Hamed. Un Marocain de six pieds quatre avec des gros sourcils. Basané comme une cacahouète grillée. Un Arabe pure laine (la laine di piti mouton pour faire li couscous).

Hamed et Nicole tiennent l'épicerie Méditerranéenne dans le quartier Côte-des-Neiges (sur Ellendale). Ils viennent de vendre leur condo. Et ils se cherchent un grand appartement à louer, pas trop loin de l'épicerie. Nicole en a trouvé un, rue Maréchal. C'était dans La Presse. Elle a téléphoné. Son gros accent du Lac-Saint-Jean a immédiatement séduit la propriétaire qui lui a dit au téléphone, comme si l'affaire était déjà faite :

- Vous allez vous plaire chez nous madame. Que du bon monde. Tranquilles. Propres. Je ne loue pas aux immigrés. Des coquerelles, j'en veux pas...

Nicole est allée visiter l'appartement. Il lui convenait parfaitement. Les deux femmes sont passées à la cuisine. Pardon, les trois femmes. Fine mouche, Nicole s'était fait accompagner d'une amie en lui recommandant de bien se souvenir de tout ce qui se dirait durant la visite, on ne sait jamais. À la cuisine, Nicole a présenté ses références, preuves de solvabilité, etc., et elle est passée aux aveux :

- Il y a un hic, a-t-elle dit, mon mari est arabe.

La réplique de la proprio est tombée crue et drue :

- Est-ce qu'il est noir foncé ou pâle?

Nicole a pris le parti d'en rire : « Vous savez, après le téléphone, j'ai dit à mon mari que vous étiez raciste, ça ne le dérange pas... »

- Je ne suis pas raciste, a protesté la propriétaire, la main sur le coeur.

Elle a sauté sur l'occasion quand Nicole lui a offert de passer à l'épicerie pour ramasser le numéro d'assurance sociale de Hamed. Dans l'auto, elle a encore dit : « Vous me posez un problème, madame. En principe, je ne loue qu'à des avocats, des professionnels ou des gens du fédéral. »

Hamed, qui travaille comme un fou sept jours sur sept, faisait la sieste quand les femmes sont arrivées. Il a déplié ses six pieds quatre, froncé ses gros sourcils et il a dit en forçant un peu son accent (c'est très espiègle, un Arabe) : « Bonjou'li pitite madame »...

La propriétaire a promis de rappeler le lendemain.

Bien sûr, elle n'a jamais donné de ses nouvelles. Elle a dû trouver Hamed trop cacahouète, trop couscous, trop Sidi-bel-Abbas, va savoir...

La lettre pour la Commission des droits de la personne, signée du témoin, part demain.

LA SOCIOLOGIE DE LA FAMILLE - Dans la vie, Normand est professeur de sociologie. Il enseigne la sociologie de la famille.

Qu'est-ce que la sociologie de la famille?

Bonne question. Je supposais que c'était l'étude de la structure et de l'organisation de la cellule familiale, mais après avoir entendu la petite histoire que je vous raconte maintenant, je crois qu'il s'agit de tout autre chose.

Anyway. Je ne sais même pas où Normand enseigne la sociologie de la famille. Ce n'est pas à moi qu'il s'est confié. C'est à Isabelle. Mais je n'ai aucune raison de croire que Normand a menti à Isabelle. La sociologie de la famille n'est pas quelque chose qu'on invente, comme ça, pour se rendre intéressant auprès des dames.

Outre la sociologie, Normand donne aussi dans l'immobilier. Il est propriétaire d'un duplex dans le vieux Longueuil, duplex dont le rez-de-chaussée est présentement à louer. 665 $, pas chauffé. Un prix presque honnête pour un grand six et demi. L'affaire intéressait Isabelle qui se cherche un logement pour le 1er juillet. Un six et demi au rez-de-chaussée, justement.

Pour vous parler d'Isabelle deux secondes, c'est une dame d'une quarantaine d'années, qui n'entend strictement rien à la sociologie de la famille (elle est cuisinière chez un traiteur) mais qui a quand même une petite idée de ce qu'est une famille, vu qu'elle a quatre garçons. Deux grands de son premier mari qui est mort, deux petits du second qui est parti. Disons que, dans le cas d'Isabelle, la famille est un sujet qu'elle étudie sur le tas. Un tas qui n'a rien de théorique ni d'abstrait.

Pour l'instant, Isabelle habite un deuxième étage qui serait parfait, si le couple de gais du dessous n'avait pas transformé le premier en maison d'accueil pour sidéens en phase plus ou moins terminale. Appelons cela une incompatibilité de voisinage. En bas, des messieurs qui meurent tout doucement. En haut, youpilaye la vie, des petits garçons qui courent et qui sautent, et un plus vieux qui joue de la guitare électrique. Isabelle est toujours en train de rouspéter : « Chut, moins fort. » Et toujours en train de chialer : « On ne court pas! On ne saute pas! »

Alors voilà. Isabelle qui cherche un six et demi, a rencontré Normand qui en a justement un à louer. Ça s'est bien passé. Isabelle a donné des références et des garanties financières qui ont satisfait le professeur de sociologie qui enseigne la sociologie de la famille. L'affaire était presque conclue lorsque Normand a demandé à Isabelle si elle avait des enfants.

- J'ai quatre garçons, a-t-elle répondu.
Oups. La face du professeur de sociologie de la famille a changé.
- Quatre garçons! Il a commencé à ergoter que ce n'était pas un logement conçu pour cela, et a fini par lâcher cette énormité :
- Quatre garçons? Mais ÇA VA USER MES PLANCHERS!

Ne vous demandez plus ce qu'est la sociologie de la famille. C'est l'étude de l'érosion des planchers soumis au stress des familles nombreuses.