Le mardi 16 avril 1996


Le stade sera prêt, Atlanta jamais
Pierre Foglia, La Presse

Atlanta,

On traverse d'abord le quartier noir de Sweet Auburn.

C'est ici qu'a grandi Martin Luther King. Ici, dans cette petite maison que visitent tous les jours des Noirs recueillis, qu'il a eu son rêve : I have a dream, un jour les petits-enfants des esclaves et les petits-enfants des esclavagistes grandiront ensemble...

Sauf que ce jour-là n'est pas encore arrivé à Sweet Auburn, quartier de pauvres cabanes, d'enseignes rouillées, de ruelles où des enfants allument des feux dans des barils de fer, d'églises pleines de nègres qui croient en Dieu, mais ça ne semble pas réciproque.

Puis on entre dans un autre quartier noir, tout aussi gris que Sweet Auburn : Summerhill. Et on arrive au croisement des avenues Georgia et Capitol. Sur le coin, il y a un fast-food Taco Bell.

Juste en face du Taco Bell, il y a le stade olympique. Aux arches grandiloquentes, suffisant dans sa pierre, et même un peu mussolinien dans son élévation.

De l'autre côté de la rue, presque collé dessus, c'est le Fulton-Stadium des Braves de Ted Turner, champions des Séries mondiales. Le stade des Braves sera détruit après les jeux, on se demande pourquoi ; c'est de loin le plus sympathique des deux...

- So, est-il prêt ce stade olympique ?

L'ouvrier qui traversait le parking du Taco Bell n'a pas daigné me répondre. La question, il est vrai, était niaiseuse. Si le stade était prêt, je n'aurais pas eu à hurler pour couvrir le ramdam des marteaux-piqueurs. Et les flèches des grues géantes ne tourniquetteraient pas au-dessus de la structure.

C'était il y a une semaine, cent jours exactement avant la cérémonie d'ouverture. Il faisait si froid que les Mexicains qui préparaient les plates-bandes dans l'avenue Capitol, travaillaient avec des gants. On imaginait mal 85 000 personnes dans cent jours, dans ce chantier hérissé de poutrelles d'acier...

Non seulement le stade olympique n'est pas fini, mais il est déjà en réparation. Et déjà en procès. Le comité organisateur poursuit les architectes et vice-versa. Parlant de vice, il était dans la structure des installations provisoires, notamment sous la galerie de la presse qu'on s'emploie à consolider ces jours-ci.

À l'intérieur du Taco Bell, deux charpentiers, leurs casques posés sur la table finissaient leur café.

- Il faut demander aux ingénieurs monsieur, nous on ne peut pas vous dire si le stade sera prêt. Nous, on fait ce qu'on a à faire, c'est tout. Et si c'est pressé, on refuse pas le temps supplémentaire. Hein Henry, ça nous fait plaisir le temps supplémentaire ?

- Sûr ! a répondu le nommé Henry. Anyway, a-t-il ajouté, vous vous inquiétez de quoi au juste ? Est-ce déjà arrivé dans l'histoire des Jeux qu'un stade olympique ne soit pas terminé à temps pour l'ouverture ?

Oui monsieur.

Mais ça n'arrivera pas à Atlanta comme c'est arrivé à Montréal. Parce qu'il est absolument impensable que Coca-Cola, Jane Fonda, Ted Turner et CNN aient l'air fou devant le monde entier.

N'empêche que tous les quotidiens d'Amérique se demandaient à la une, ce matin-là : " Atlanta sera-t-elle prête ? "

Vous noterez que ce n'est plus tout à fait la même question. Le stade, la piscine, le vélodrome, les autoroutes, les machins olympiques, pas de problème, ce sera fait, ce sera prêt. Garanti.

Atlanta, la ville, jamais.

D'abord parce que ce n'est pas une ville. Et ça n'en deviendra pas une en cent jours. C'est une banlieue avec un trou au milieu. Et les Jeux se tiendront dans le trou. Le stade olympique ? Dans le trou. La piscine olympique ? Le village olympique ? Le centre de presse ? Le World Congress Center ( judo, lutte, ping-pong, basketball, gymnastique ) ? Dans le trou.

Pensez à une maison en construction. Je ne vous parle pas du chantier des Jeux. Je vous parle de l'Atlanta de toujours. J'y suis allé quelques fois. Je viens encore de la marcher et de la pédaler : rien n'a changé. C'est la même ville toujours pas finie. Le gyproc est posé, mais les joints ne sont pas tirés. Les joints ne sont pas tirés entre les quartiers. Entre le downtown et le midtown, il y a des parkings. Entre le midtown et le reste, il y des grands bouts de rien.

Plus haut, et sur les côtés, il y a des petits trucs de temps en temps. Des petits spots. En lisant les guides touristiques, et les papiers de certains de mes confrères, on a l'impression que, mon Dieu, Atlanta c'est New York égarée dans les vergers.

C'est pas New York. C'est pas Boston. C'est pas Chicago. C'est pas Miami. C'est pas San Francisco. C'est pas Portland, surtout pas Portland. Les guides capotent sur l'Underground d'Atlanta qui est une galerie marchande souterraine totalement cheap et bébelleuse. Ils capotent sur Little Five Points, trois bars, douze Krishnas et trois orphelins de Jerry Garcia ( feu le chanteur de Grateful Dead ) qui se prennent pour Greenwich Village. Et Virginia Highland, le soi-disant quartier hip et hop, c'est un demi-coin de rue disons de la rue Bernard à Outremont.

Au nord, il y a Buckhead. Là oui, un peu de vie, des cafés, des terrasses, mais là, t'es rendu à Laval par rapport au downtown.

C'est curieux pareil cette grande ville pas finie, économiquement triomphante, darling de la revue Fortune... on ne peut pas s'empêcher de comparer avec Montréal la moribonde.

Dans l'une tout va. Dans l'autre rien. C'est curieux, parce que, à les vivre, à les respirer, des deux, Montréal semble mille fois plus respirable, plus vivable.

Peut-être suis-je tout simplement chauvin. Peut-être pas.

Peut-être est-ce seulement la différence entre la culture du fric et la culture tout court. Ou si vous trouvez que " culture " est un bien grand mot, alors disons, la différence entre l'art de vivre ensemble et l'or de vivre ensemble.