Le jeudi 18 avril 1996


Le bonheur ne pousse pas dans les arbres
Pierre Foglia, La Presse

Atlanta,

Avez-vous retenu de ma première chronique qu'Atlanta était un trou ? Voyez comme vous lisez tout croche. Je vous ai dit un trou avec une banlieue autour.

Et quelle banlieue ! Je viens de jogger les 13 kilomètres et demi du circuit cycliste des Jeux, dans Buckhead Village, au nord de la ville. Hé monsieur. Pas des tout nus.

Rues pentues et ombragées où s'espacent des palaces à blanches colonnades au fond d'un demi-kilomètre de jardin. Allées de gravier bordées de cyprès, magnolias en fleurs... une sérénité, une harmonie dont les oiseaux ( pour un léger supplément ) soulignent la perfection en chantant en mesure.

Non, je n'ai pas demandé s'il y avait quelque chose à louer.

Pour juillet prochain, puisque j'y serai, j'avais plutôt fait le projet de loger chez un modeste indigène, de préférence noir, puisqu'Atlanta est noire à 60 % de ses 3 millions et demi d'habitants. Me voilà donc passé au sud de la ville, dans le rugueux quartier de Vine City, en quête d'une pension pour cet été. J'en ai trouvé vingt.

Une chambre ? Bien sûr. Deux cent cinquante dollars par jour.

C'est même allé jusqu'à 400 $ pour un loft sans commodités au-dessus d'un garage. Non merci, j'ai dit. Inspiré par mon accent, le garagiste m'a lancé un joyeux, autant qu'imprévu : " Cé la vie ! "

Ah oui, où ça ?

Sa majorité noire, son élite noire ( dont le maire ), ses programmes municipaux contre la discrimination et la pauvreté, son quartier gai très en vue, font d'Atlanta une ville du Sud étonnamment libérale.

Du moins avec de bonnes intentions libérales, même si la réalité est, disons... plus trouble. Comme le proclame un grand panneau dans Sweet Auburn à deux pas de l'église de Martin Luther King : Oui les choses ont changé : le racisme est plus subtil.

Mais toute chose étant relative, pour le Sud profond très conservateur, Atlanta fait figure d'une Byzance dépravée. Pour se protéger d'Atlanta, le comté voisin de Cobb et son chef-lieu Marietta ont officiellement interdit l'homosexualité, la déclarant " incompatible avec les standards de notre communauté ". Quant à la ville de Kennesaw, dans le même comté, elle a répliqué à la menace d'une loi sur le contrôle des armes par un arrêté local prescrivant une arme dans chaque foyer de la ville !

Hors ces foyers typico redneck, Atlanta est environnée de petites villes cloisonnées en ces nouveaux lotissements résidentiels que l'on nomme CID pour Common Interest Development (1). Ce sont des ensembles résidentiels retranchés derrière des murs ou des grilles, sans légitimité politique, mais administrés par de véritables gouvernements privés, avec milices, avec école et loisirs en copropriété, tout cela bien sûr, sur fond d'affinités sociales, doux euphémisme pour un apartheid de fait, ces enclaves excluant les Noirs, les pauvres, les jeunes, les animaux... chaque communauté choisissant son degré de pureté, et fuck les droits civiques et la Constitution...

C'est cette Amérique-là que les Jeux ne montreront pas au monde entier. Parce qu'il ne la verront pas. Parce qu'il fera trop chaud. Parce que Shaquille O'Neal est tellement gros qu'ils ne verront que lui.

À Chamblee, proche banlieue d'Atlanta, on trouve un des meilleurs clubs de natation des États-Unis, le Dynamo Swim Club. Comme il en avait bien reperdu ces dernières années, les gens du Dynamo se sont mis en frais de trouver un nouvel entraîneur. Ils ont appelé le coach de l'équipe olympique américaine : " Pourrais-tu nous recommander quelqu'un ? "

- Oui, Pierre Lafontaine de Montréal.

Pierre Lafontaine coachait le Camo, qui venait justement, contre son gré, de prendre une tangente récréative, moins élite.

C'est comme ça que Pierre s'est retrouvé dans la banlieue d'Atlanta, avec sa femme et ses quatre enfants, où il supervise les activités de 2000 nageurs dans les cinq piscines ( bientôt huit ) du club Dynamo. Pierre commande à 40 employés et rebâtit une équipe top-niveau autour d'une douzaine d'espoirs, dont deux sélectionnés olympiques.

" Une job de fou. Dix-huit heures par jour, je cours partout, et sais-tu quoi ? Je me demande parfois pourquoi je ne fais pas tout ça chez nous, pour nous. "

Pierre Lafontaine sait bien pourquoi. Le fric, voilà pourquoi. Pas tant celui de son salaire que celui mis à sa disposition pour travailler et entraîner. Besoin d'un tableau indicateur ? Un stage pour son élite ? Un voyage ? Besoin de 100 000 $ ? Plus ? Pas de problème. Passe et repasse la manne olympique. Le fric pousse dans les arbres à Atlanta en ce moment, pas seulement dans ceux plantés près des stades et des piscines.

Le fric pousse partout.

À Lauwrenceville, la banlieue cossue où Pierre Lafontaine a acheté sa maison ( dans un CID ), sa voisine vient de louer la sienne 35 000 $ pour un peu plus que la durée des Jeux.

Le motel bien ordinaire au bout de la rue de la piscine, à Chamblee, venait de refuser une offre du couturier Ralph Lauren, qui voulait le louer pour sa gang. Trop tard. Déjà loué. " Combien ? " ai-je demandé au gérant. " Confidentiel ", a-t-il répondu. Confidentiel, mon cul. Le chiffre est si astronomiquement ridicule qu'il a honte de le dire à haute voix.

Le fric pousse dans les arbres, disais-je.

- Mais c'est spécial les États, rumine Lafontaine. Un monde fermé au reste du monde. Les nouvelles de ce qui se fait ailleurs en natation, en n'importe quoi d'ailleurs, ne les intéressent pas. J'étouffe un peu des fois.

Le fric pousse dans les arbres. Rarement le bonheur.

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(1) Les CID sont la tendance lourde des lotissements résidentiels aux États-Unis. Dans un livre consacré au phénomène, Privatopia, Evan McKenzie parle d'une Amérique dont la seule préoccupation est de maintenir la valeur de ses investissements immobiliers.