Le mardi 23 avril 1996


L'Amérique, 2001 km plus loin
Pierre Foglia, La Presse

Atlanta

Exactement 2001 kilomètres de l'entrée de ma cour au parking du Travelodge où je logeais à Atlanta.

Je n'aime pas tellement conduire, mais j'aime l'état de veille où me plongent les longues heures de conduite solitaire. Rêver à rien. S'abstraire. Et soudain la vie vous rejoint, ou le contraire. En Pennsylvanie, sur l'autoroute 81, j'ai rejoint un long cortège funéraire. Sur la banquette de la Cadillac, derrière le corbillard, il y avait deux petits enfants endimanchés qui n'avaient pas l'air si triste. J'ai inventé une histoire, j'ai inventé qu'ils enterraient leurs parents tués dans un accident d'auto, et qu'ils étaient contents parce qu'ils allaient vivre chez un oncle qui avait un gros chien qui s'appelait Black ou Lassie. Quand je les ai doublés, le petit garçon a timidement répondu à mon signe de la main. La petite fille ne m'a pas vu, elle tirait sur ses bas.

Je me suis arrêté deux ou trois fois en chemin pour jogger sur le premier chemin de terre qui se présentait. En Virginie, les feuilles des arbres étaient du vert le plus tendre et les bosquets de cytises du jaune le plus cru. De loin, les hangars à tabac ressemblaient à des églises. Dans les prairies, les vaches maternaient des veaux nés la veille. Cela sentait bon la terre.

J'ai lu sur l'Amérique plus que sur n'importe quel autre pays du monde, même plus que sur n'importe quel autre sujet. Je ne me souviens pourtant pas d'avoir jamais lu à propos de l'Amérique : " Il y a des vaches, et cela sent bon la terre. "

Quand on arrive au bout de la Virginie, on a les trois quarts du chemin de faits. Restent les Carolines et leurs vilaines petites villes au joli nom comme Charlotte. À Charlotte on embarque sur l'autoroute Billy Graham, ce prédicateur que j'entendais à la télé, pas plus tard que la veille, rappeler que dans les 13 États fondateurs de l'Union, la peine de mort était requise contre le crime de sodomie.

On est au pays de la pêche, et quelque part sur l'autoroute Billy Graham, on découvre une pêche gigantesque, d'au moins 20 pieds de diamètre, perchée sur un pylône qui touche presque au ciel. Avec sa fente hyper-réaliste qui sépare le fruit en deux hémisphères couleur chair, c'est la plus grosse paire de fesses qu'on ait jamais vues au-dessus du niveau de la mer. Saisissante célébration de l'enculerie refoulée.

On n'entre pas en Georgie par les champs de coton que l'on attendait, mais par de verts pâturages, et par des villes ordinaires, sans maisons blanches à colonnades sous les arbres, comme dans Autant en emporte le vent. La bonne idée, c'est de se laisser glisser jusqu'à Athens, à 80 kilomètres d'Atlanta, Athens dont le centre-ville sert de campus à l'Université de Georgie. La ville a l'air d'un décor pour un film sur les années 70. Dans les cafés, les étudiants recopient leurs notes sur des tables de bois encore gravées de slogans contre la guerre du Vietnam, Miles Davis joue en sourdine, l'espresso est juste parfait.

Entre Athens et Atlanta il y a Stone Mountain, un petit village de rien du tout, et un immense parc, jadis paradis des promeneurs, des botanistes et des observateurs d'oiseaux. Depuis que le parc est privé, hôtels, restaurants, petit train, musées, campings, tennis, musées de l'auto, et quelques autres merdes touristiques ont chassé les oiseaux et attiré les cons qui marchent sur les fraises. C'est bien connu, dans les bois, les cons marchent toujours sur les fraises. Hon, je l'ai pas vue . . .

Cet été, Stone Mountain sera un haut lieu olympique. S'y tiendront les compétitions de canot, d'aviron, de tir à l'arc et de cyclisme sur piste. Soit dit en passant, le vélodrome est déjà à vendre. Je vous assure. Après les jeux bien sûr. N'empêche, si vous vous demandiez quoi m'offrir pour ma fête, c'est pas une mauvaise idée . . .

Sans blague, si Atlanta est sur votre calendrier d'été, ce n'est pas une mauvaise idée de descendre en auto. Pas pour la ville ( ce qu'il y a de mieux à Atlanta, c'est le métro ), mais pour en sortir. Ce sera une fournaise cet été. Hot'lanta.

Deux bonnes raisons de disposer d'une auto : Savannah et le Great Smoky Mountains National Park.

À 400 kilomètres d'Atlanta, sur l'Atlantique, Savannah accueillera les épreuves de voile. Mais vous n'êtes pas obligés d'aimer la voile pour aller jusque-là. Savannah est la plus belle ville d'Amérique (1). Historique sans se prendre pour un musée, d'une blancheur coloniale dans ses murs, pleine de " racoins ", de minuscules placettes ombragées, de splendides entrepôts de coton rugueusement restaurés ( partout ailleurs ont les aurait fait " jolis " ), et aussi quelques horreurs pour nous faire mieux apprécier le reste, Savannah c'est l'Amérique qui oublie cinq minutes d'être débile, le temps d'un petit déjeuner " vieux Sud " chez Nita's, rue Abercorn, pain de maïs et soupe au crabe.

Le Great Smoky Mountains aussi, c'est ce que fait de mieux l'Amérique, qui n'est jamais plus belle que dans ses parcs nationaux. À deux heures au nord d'Atlanta, là où se confondent la Georgie, la Caroline du Nord et le Tennessee, dans un torrent quelconque, se tiendront les épreuves olympiques de kayak en eau vive. Non, je ne sais pas quel torrent au juste. J'ai couvert cinq Jeux olympiques sans jamais voir une épreuve de kayak en eau vive et je n'ai pas l'impression que c'est cette fois-ci que vais rompre avec la tradition.

Anyway. C'est la montagne Smoky que je vous envoie traverser, l'aller-retour Cherokee-Gatlinburg, 100 kilomètres qui culminent à 1800 mètres environ. En vélo, ça vaut les grands cols des Alpes. Pas un restaurant, pas un marchand de chars, pas un motel, pas une annonce de Coke, pas une enseigne. L'Amérique d'avant Anthony Fiskin.

Anthony Fiskin ? Un économiste pas très connu, mais il a dit un truc intéressant qui résume assez bien l'Amérique en dehors des parcs nationaux. Il a dit : " Une ville qui peut faire vivre un Wal-Mart peut toujours en faire vivre deux. "

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(1) - C'est aussi l'opinion du Monde - Terres d'été, 31 mars 93.