Le samedi 22 juin 1996


Je te l'avais dit Évelina !
Pierre Foglia, La Presse

Simon Lavoie a 80 ans, il vit à La Tuque avec Gaby, sa femme depuis 50 ans, qui chante encore à la chorale La Brise du Nord tous les lundis.

Et c'est ainsi que depuis deux ans, tous les lundis, en cachette, dès que Çaby était partie à sa répétition de chorale, Simon sortait papier et crayon et se mettait à écrire ses souvenirs.

Simon n'est pas un homme de lettres. Ça pourrait être un homme de papier, mais de moulin à papier, où il a travaillé une bonne partie de sa vie. Bref, ce n'est pas un littéraire, pas un angoissé de la feuille blanche. Puisqu'il avait décidé de raconter ses souvenirs, il a tout simplement commencé par le début en écrivant en haut du premier chapitre : «Le plus ancien de mes souvenirs»...

«Je devais avoir quatre ans. Je me rappelle qu'il faisait noir, j'étais dans les bras de mon père, nous allions chez mon oncle Jos passer la veillée, j'étais entortillé dans une couverture, je me rappelle que tout le monde faisait attention car il y avait beaucoup de neige et le chemin était mal battu. Je ne me souviens de rien d'autre, ni de la veillée ni du retour. C'est le plus ancien de mes souvenirs.»

J'ai relu deux ou trois fois et je me suis dis tiens, c'est rare, voilà quelqu'un qui écrit comme on fait une table. Savez ce que je veux dire, une table? L'artiste ébéniste lui ajoutera du style. Le gosseux lui ajoutera des fioritures. Et finalement, on ne trouve plus personne pour faire tout simplement une table. Quatre pieds solides et quelques planches bien planes sur lesquelles l'homme peut mettre ses coudes quand il mange du fromage.

L'écriture, c'est pareil. De rares écrivains pour en faire un art. Des millions de gosseux, de pouètes et de faiseux pour bricoler des phrases. Et presque plus personne pour se souvenir que les mots sont des outils pour dire simplement les choses. Des mots pour faire une table sur laquelle l'homme peut mettre sa vie.

Donc, j'ai relu deux ou trois fois et je me suis dis tiens, c'est rare, voilà quelqu'un qui n'est pas un écrivain, qui ne pense pas en être un, qui n'écrit pas pour être publié. Alors pourquoi il m'envoie son truc?

Ce n'est pas lui qui me l'avait envoyé. C'est sa fille.

Quand Simon a eu fini d'écrie ses souvenirs en cachette, il en a fait un gros cahier à spirale d'une centaine de pages, et à la dernière Pâques, surprise, il en a remis un exemplaire à chacun de ses enfants et petits-enfants. C'est celui de sa fille la plus jeune que j'ai entre les mains avec un mot : «Mon père lit religieusement La Presse de la première à la dernière page, même votre chronique, même qu'il vous traite souvent de m... fou. Il serait bien surpris de voir que vous l'avez lu aussi.»

Coucou, monsieur Lavoie, le maudit fou vous salue bien bas. Et vous félicite pour votre belle ouvrage. Le juste poids des mots. La juste saveur des choses. Des phrases lisses et droites tirées au fil à plomb. À la fin, j'avais moins l'impression d'être dans un livre que dans un atelier avec un menuisier qui vient de finir son travail, qui ramasse les copeaux, range ses outils, enlève son tablier. Savez-vous, Simon, combien cela m'a pris de temps pour arriver à écire simplement, sans grosses ficelles et sans trucs, comme vous le faites spontanément dans votre cahier? Tout juste 30 ans. Et vous du premier coup? Je suis un peu jaloux.

Puisqu'ils ne pourront pas vous lire ailleurs, me permettez-vous de faire profiter les lecteurs de cette chronique de quelques perles de votre cahier? Quelques courts extraits, comme celui sur les animaux...

LES ANIMAUX - Nous avions un écureuil apprivoisé, qui se promenait sur nos épaules en toute liberté, et un serin en cage. Un jour, à la fin du dîner ma mère dit : «Je ne sais pas ce que l'écureuil et le serin feraient si on les mettait ensemble dans la cage. Mon père répondit : «Voyons Évelina, l'écureuil tuerait le serin». «Mais non, dit maman, les écureuils et les serins vivent ensemble dans les bois». «Je te dis Évelina que l'écureuil tuerait le serin», insista mon père. «Mais non», protesta encore ma mère. O.K. dit mon père. Il mit l'écureuil dans la cage du serin. L'écureuil sauta à la gorge du serin et le tua en une seconde. «Mon serin ! Mon serin», criait maman. «Je te l'avais dit Évelina», répondit mon père.

PREMIÈRE BLONDE - Dès la première rencontre, je savais que cela ne deviendrait pas sérieux entre nous. Elle était plus vieille que moi et s'appelait Marie-Ange, ce qui la vieillissait encore plus. Mais surtout, elle était brune de peau. Ce n'était pas la mode. Déjà que je souffrais d'être bronzé, je voulais que la mère de mes enfants sois blonde pour contrebalancer.

LECTURES - Mon père avait plusieurs livres qui pouvaient être mis entre toutes les mains, sauf un que j'ai lu en cachette. L'action se passait dans le Grand Nord. Au moment où le héros du roman entre sous la tente, il aperçoit une Indienne, nue jusqu'à la taille, qui brosse tranquillement ses longs cheveux noirs. «Tu as de bien beaux tétons Véronique», lui a-t-il dit simplement. Fin de la citation et de l'excitation.

MUSIQUE - Dans les veillées, Annette et Juliette, mes soeurs, pianotaient un peu, papa chantait Le ver luisant. Moi, bien obligé, je chantais la seule chanson que je savais, Rose oh ! ma belle jolie rose.

LE SPORT - Avant la radio, je suivais les sports dans La Presse qui arrivait à La Tuque avec un jour de retard. C'était bien embêtant pour savoir le résultat du combat de boxe entre Dempsey et Tunney, ou de la course cycliste des Six-Jours.

LA PLUIE - Tous les dimanches commençaient par la messe, finissaient par les vêpres, avec le catéchisme au milieu. Des fois, en plus, il pleuvait.

À la toute fin du cahier, il y une photo, en rang d'oignons, des compagnons de travail de l'auteur à l'atelier mécanique de la Brown Shop... Steeve, Art, Joachaim, Dick, Ovila, Adélard. Comme une signature. Comme si l'auteur voulait nous dire, c'est ce regard-là que je porte sur les choses. Excusez la référence littéraire, un regard qui nous ramène à la foi d'Ezra Pound : «L'exactitude foncière de l'expression est la seule morale de l'écriture.»