Juin 1996


Autoportrait en forme d'abécédaire à pédales
Pierre Foglia, La Presse

(CET AUTOPORTRAIT EST TIRÉ DU MAGAZINE QUÉBÉCOIS VÉLO-MAG de Juin 1996)

En 1965, Pierre Foglia est engagé à la section sportive du journal La Patrie. On lui demande si le cyclisme l'intéresse. " Pas du tout ", répond-il. Puis, sans trop savoir quand, ni pourquoi, le chroniqueur de La Presse commence à faire du vélo. Des milliers de chroniques plus tard, Foglia avoue que le vélo est devenu sa seconde nature.

A comme dans Ah que ça fait chier d'écrire, c'est tellement plus le fun de pédaler.

Je déteste les entrevues. En faire et en donner. Je viens juste de flasher qu'un autoportrait c'est précisément les deux en même temps. Tu te donnes une entrevue et tu la fais. Autoportrait à pédales donc. Mais le " à pédales " ne fait qu'ajouter des regrets, surtout ce matin... Savez le printemps de merde qu'on a eu ? Ben pour faire exprès, aujourd'hui, il fait beau. Du soleil. Un peu frais, parfait pour pédaler. Les copains viennent de m'appeler :
- Tu viens faire un tour de vélo, le vieux ?
- Peux pas.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il faut que j'écrive...
Je l'ai toujours dit, le vélo c'est comme la vie. Tu la vis ou tu l'écris.

B comme dans j'ai un bon boss

Tous les ans c'est pareil. Je reçois les formulaires d'accréditation pour le Tour de France, vers le mois de février. Je les remplis et je vais les faire signer par mon boss...

Tous les ans c'est pareil. Mon boss renâcle, bougonne un peu, mais finit par signer.

Il ne signe pas parce qu'il croit que c'est une bonne chose pour La Presse de couvrir le Tour de France. Il signe parce que je suis le chroniqueur vedette de La Presse, que je vends du papier, et que je n'abuse pas du compte de dépenses le reste de l'année. Il me donne le Tour de France comme un bonbon, comme un cadeau. " Tiens va jouer... "

Pouvez pas savoir comme ça me met tout croche. Le Tour de France c'est l'enfer. La pire de toutes les jobs. Pire que le cirque olympique qui ne dure que deux semaines et ne déménage pas tous les matins. Le Tour, avec les pré-papiers, c'est un mois d'extrême fatigue. 18 heures par jour. Tous les jours une autre ville, des heures et des heures d'auto, fait chaud, fait beau, et toi, comme un rôti de porc, tu cuis dans le four du Tour, dans le trafic, dans ton crisse de char... Levé à l'aube pour taper les textes d'ambiance, des potins, chier de la copie pour justifier le prix. Courir au départ pour ramasser les commentaires des coureurs, (à l'arrivée sont moins parlables, pour cause... ) Puis l'étape du jour, 200 kilomètres, loin, très loin devant le peloton, même des fois sur un autre parcours (on ne voit pas la course, on l'écoute sur Radio-Tour). Puis la cohue de l'arrivée. Il est cinq heures, t'as pas encore écrit un mot de l'étape. Tu t'y mets. Tu finis, il est neuf heures, et ça c'est quand t'as pas de trouble avec les lignes téléphoniques. Avant de souper, reste à trouver une chambre dans une ville où les hôtels sont réservés depuis six mois et où il vient d'arriver 2000 personnes.

Je ne l'ai jamais dit à personne, même pas à ma fiancée, croiriez-vous que, durant ce mois-là, je " charge " plus que Indurain ? Les pilules, les boosters, envoye donc.

Mais revenons dans le bureau de mon boss. Il vient d'accepter en rechignant : " Bon Ok, vas-y, puisque tu y tiens tant ". Je sors en me retenant de hurler : Fourre-toi le donc dans le c... ton putain de cadeau.

Sauf que, et c'est ici que vous ne comprendrez plus rien, sauf que, quand il dit non (comme cette année, à cause de la proximité des Jeux olympiques) je suis mille fois plus en crisse.

Comprenez pas hein ? Moi non plus.

C comme dans casque obligatoire

Au fond, je me contre-fous qu'on rende le port du casque de vélo obligatoire. Il n'est même pas impensable que j'en porte un, un jour. Mais ce ne sera pas parce que la loi m'y aura obligé. Ce sera pour la même raison que les cyclistes qui en portent un en ce moment : par choix.

Ce que le public ne réalise pas, c'est que l'enjeu de ce débat n'est pas un casque de vélo.

L'enjeu est éminemment politique.

L'argument des pro-casque obligatoire est que les cyclistes se blessent souvent à la tête et que ces accidents coûtent cher à la société.

C'est vrai. TOUS les accidents coûtent cher à la société. En vélo, en moto, en auto, en canot. Au travail, les maux de dos, par exemple, coûtent incroyablement cher à la société.

Sauf que vivre, c'est risquer d'avoir un accident à tout instant. L'obsession de la sécurité, typiquement technocratique, mène tout droit à la recherche de la " pureté ". L'intégrisme n'est pas autre chose que cela : le refus d'assumer l'ACCIDENT. La déresponsabilisation de l'individu au nom du bien commun.

Les mêmes qui militent pour le port obligatoire du casque, vont découvrir demain que les cyclistes mâles contractent 12 fois plus souvent le cancer de la prostate (Bicycling, mai 91) que la moyenne de la population mâle. Le cancer de la prostate coûte beaucoup plus cher à la société que les blessures à la tête. Faut-il interdire la pratique du vélo aux mâles ?

Faut-il interdire les piscines privées où se noient tant d'enfants. Interdire la viande qui donne le cancer du côlon ?... De la santé on passe très vite à la morale. L'avortement, la porno, la violence à la télé : réglementons. Faisons du monde une garderie, où n'entreront pas le mal, l'étranger, l'ACCIDENT.

Si j'avais des enfants de dix ans, effectivement, je les obligerais à porter un casque pour aller à vélo.

Êtes-vous des enfants de dix ans ?

D comme dans dope

Une des plus grandes niaiseries qui se dit sur la dope dans le sport c'est que les athlètes ont toujours une longueur d'avance sur les contrôles anti-doping. Ah oui ? Expliquez-moi ça. Les laboratoires, les chercheurs, la technologie, tout l'arsenal scientifique serait impuissant à confirmer ce que tout le monde sait, ce que tout le monde voit : que les trois- quarts des coureurs pros sont " chargés " ? Ventolin, EPO, les bonnes vieilles amphés, surdose de caféine, et le reste, alouette ?

La vérité c'est que la dope est plus nocive pour l'establishment sportif qui la détecte et la révèle au public que pour les athlètes qui en prennent. Coca-Cola investit 400 millions à Atlanta dans quoi pensez-vous ? Dans la PURETÉ olympique. Qu'on ternisse l'image des Jeux, ou celle du Tour, et les commanditaires décrissent.

Si les athlètes ont une longueur d'avance, c'est surtout parce que l'establishment sportif n'est pas trop pressé de les rattraper.

E comme dans t'exagères chose

J'ai une amie qui ne prend pas grand soin de son vélo " moyenne gamme ". Elle s'est résolue, ce printemps, à une vérification générale. Le mécano a changé la roue libre, la chaîne, l'axe du pédalier et il a remis du tape sur les guidons.

252 $. Dont 100 $ de main-d'oeuvre.

252 $, c'est un choc, quand t'es infirmière et que tu sais pas le prix des roulements à billes. Première chose, on aurait dû faire un devis à mon amie. Deuxième chose elle s'est fait royalement fourrer sur la main-d'oeuvre.

100 $ woh ! Ça prend dix minutes pour changer une roue libre et une chaîne. L'axe du pédalier (à cassettes) un peu plus. Et retaper un guidon c'est dix piastres n'importe où. Où ça 100 piastres de temps ?

Je ne nommerai pas le magasin. Disons très connu, dans l'ouest, près de la piste cyclable.

N'empêche, si je travaillais à Vélo Mag, je remonterais le vélo de mon amie comme il était avant la réparation, je le porterais dans dix ateliers différents, je comparerais les factures, et...

Et je ferais perdre neuf annonceurs à ce magazine !

H comme dans belle histoire

Jalabert sera probablement le coureur de la prochaine décennie. Mais quels que soient ses futurs exploits, il n'écrira pas de plus belle page du vélo que celle qu'il a écrite dans le dernier Tour d'Espagne. Dans une étape de montagne, il a rejoint, à cent mètres - 100 mètres ! - de la ligne d'arrivée, un obscur Allemand (Bert Dietz) en échappée depuis deux cent kilomètres - 200 km ! Il le dépasse. Se ravise. L'Allemand raconte : " Il m'a dit quelque chose. Je ne comprends pas le français, mais j'ai compris qu'il voulait que je passe la ligne le premier. Je n'oublierai jamais ". Jalabert aux journalistes : "Je l'ai rejoint et je me suis dit, tu vas quand même pas doubler, à 100 mètres de ligne, un type qui vient de faire 200 km tout seul ? "

J'ai relu cette histoire vingt fois dans L'Équipe. Je me tanne pas. C'est la plus belle histoire, toutes littératures confondues, que j'ai lue depuis Croc-Blanc, j'avais 12 ans.

I comme Indurain

Comme journaliste sportif j'ai eu à faire des dizaines de portraits de champions. À chaque fois, la difficulté était de trouver l'homme qui se cache derrière le champion. Des fois, y'en n'a pas.

Indurain est un cas merveilleusement unique. L'homme est la première chose qu'on voit. Reste à trouver le champion, mais ça, c'est pas compliqué, tu prends le classement des cinq derniers Tour de France...

J.comme dans journalistes

On peut bien dire que les journalistes qui couvrent le cyclisme au quotidien L'Équipe, Guy Roger, Jean-Luc Gatelier, Pierre Ballester, Philippe Le Gars, Philippe Bouvet, Jean-Michel Rouet font dans le lyrisme et la dentelle, n'empêche qu'ils écrivent de fabuleux papiers sur le vélo.

Sont gentils en plus. Et ils donnent l'heure juste. Mais bon, disons qu'ils évitent les questions de fond, comme la dope, l'organisation, les sous... après tout c'est leur journal qui organise le Tour de France, Paris-Roubaix et quelques autres grandes classiques...

M comme dans de montagne

Fausse la rumeur que je déteste la montagne. Comme sport et comme loisir, très bien le vélo de montagne. En montagne. Dans le bois. Sur les chemins de terre.

C'est le vélo de montagne sur la route et dans la rue que je trouve débile. C'est hélas le cas de 80 % des vélos de montagne.

Pure affaire de marketing. 80 % des gens qui se promènent sur un vélo de montagne auraient dû acheter un vélo de ville, 200 $ moins cher.

Dans le Grand Tour je demandais aux gens : " Pourquoi ce machin ridicule pour faire du vélo ? ". " À cause de la largeur des pneus " me répondait-on. C'est comme si les gens de mon village allaient en ville avec leur tracteur. Ils prennent leur auto pour aller en ville.

M comme dans Marinoni

Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, on ne parle jamais de " Marinoni " dans ce magazine. L'artisan du vélo le plus réputé de cette province et l'unique magazine de vélo de cette province se font la gueule. Ce qui est quand même déplorable.

Les apparences sont contre Marinoni. Tête de vache. Rancunier. Lunatique. Prompt à faire une montagne d'une souris, surtout d'une critique, mais...

Mais, il fabrique des foutus bons vélos.

Et sous les apparences, s'alimente à une certaine réalité. La chicane est née sous l'ancien régime du groupe vélo qui chouchoutait des artisans plus politiquement (et ethniquement?) corrects que Marinoni.

Je ne nommerai personne. Mais bon, de quoi parle-t-on ? De vélos ? Alors ceux de Marinoni sont incomparables. Je suis sûr que les gens de Vélo Mag le pensent aussi, mais comme ça leur arracherait la gueule de le dire ben voilà, je me fais leur interprète. Non, non ne me remerciez pas les boys.

O comme dans parcours olympique

J'ai joggé en avril la boucle de 13,5 km de l'épreuve cycliste sur route des Jeux, dans le nord de la ville d'Atlanta.

Deux lignes droites, un faux-plat légèrement montant de 4 km, et un autre, légèrement descendant, de 2 km qu'ils vont débouler à 60 km/h. Pour le reste, plein de petits bouts de rues (ça vire carré à 45 degrés une dizaine de fois), trois petites bosses : des coups de rein de 200 mètres, bref, c'est pas une course sur route, c'est un labyrinthe, une chasse au trésor...

Je sais, ce sont les coureurs qui font la course, pas le parcours. Et puis il y aura la chaleur. Les amateurs, chiens fous, qui mêleront les cartes, et le jeu des équipes de marque se superposera à celui des équipes national... c'est débile pareil de faire d'une course olympique, un mardi de Lachine olympique.

Un pronostic ? S'il y a une course, Museeuw. S'il n'y a pas de course, Cipollini ou Steels ou Zabel.

Non, pas Armstrong. Il ne pourra pas bouger un poil de son gros cul.

P comme dans pousse, mais pousse égal

Le Tour de France est la plus dure des épreuves sportives, tous sports confondus. Juste le finir est un incroyable exploit. Vrai ?

Pas vrai à ce point-là. Mettons un coureur moyen dans une équipe moyenne qui ne placera personne dans les dix premiers du classement final. Disons Tchmil chez Lotto, un coureur de classiques qui a déjà gagné Paris-Roubaix. Entre vous pis moi, il se pogne joyeusement le cul, le vieux Russe, durant le Tour de France. Monte les cols à sa main dans l'autobus, met le nez à la fenêtre dans deux ou trois étapes, chasse une couple de fois pour ramener Nelissen sur les échappées. Rien pour se tuer à la job. Beaux paysages. Bon salaire. Nourri. Blanchi.

Q comme dans Richard Virenque

Il fut une époque où, pour toute les bonnes raisons d'haïr la France et les Français que peut avoir un petit immigré italien élevé dans la France de l'après-guerre, il fut une époque, disais-je, où, c'est vrai, j'haïssais n'importe quoi de français. Quand je repense à cette époque, je me trouve un peu con.

C'est précisément ce que je reproche à Richard Virenque, outrageant petit con, flamboyant petit coq tricolore : de me ramener à cette époque.

R comme dans rigolo qui roule fort

J'ai fait du cyclotourisme pépère pendant des années, en levant le nez sur les rigolos qui essayaient de " rouler fort ". Je suis aujourd'hui un de ces rigolos : j'essaie de rouler le plus fort que je peux. Au compteur, le résultat est un peu ridicule, un peu inférieur à la moyenne d'une course de cadettes. Je suis un rigolo.

Mais, et c'est là ma découverte des dernières années, le plaisir de pousser, de relancer, de sentir que ça craque derrière, est aussi vif à 35 km/h qu'à 55 km/h. Et le contraire. Aussi grande, la détresse de se faire larguer.

Ce n'est pas particulier au vélo. C'est le miracle du sport : la rigueur de l'engagement paie les mêmes dividendes en pur bonheur, et en pure détresse, à tous les niveaux.

T comme dans tête de con

Il y a, chez les athlètes, la même proportion (élevée) de têtes de con que dans la société en général. La différence avec votre beau-frère, c'est que la gloire multiplie la connerie par mille.

Cela dit, les coureurs cyclistes, à quelques notoires exceptions (voir Virenque), sont largement moins débiles que les joueurs de baseball par exemple. Cela tient à ce que la gloire sur un vélo se paie en dures servitudes. Quand il arrive à un champion cycliste de vous regarder de haut, c'est du haut de ses souffrances. Quand un joueur du baseball vous regarde de haut, c'est du haut de ses millions.

V comme dans vélo à vendre

Savez-vous pourquoi tant de gens achètent des vélos de 2 500 $, en font quatre ou cinq fois durant l'été et le revendent l'année suivante ?

Parce qu'il n'y a pas d'exercice plus antinomique que d'acheter un vélo et de faire du vélo. Rien de plus antinomique que le plaisir bref (comme une éjaculation) de la consommation, et l'effort prolongé d'une sortie dans le vent, les bosses, et des petits rigolos qui relancent en avant.

J'ai un ami comme ça. Il venait de s'acheter LE vélo. " Y pèse rien ! Je m'en viens te montrer ça. On va l'essayer ". Monté Chorus ergo. Guidons et jantes effilées. Un bel engin.

On a fait autour de 85 km. Un aller-retour. Le vent au retour. Un crisse de vent. Je l'abritais, on allait au pas, 16, 17 km/h, c'était encore trop vite, je me retournais : il était plus là. Blanc comme un drap.

Vélo à vendre. Pas tout de suite, il a sa fierté. Mais je suis sûr, avant la fin de l'été. Monté Chorus ergo. Guidons et jantes effilées. Comme neuf. Bon prix.

Y comme dans c'est fini, mais y'est trop tard pour aller rouler..

Qu'est-ce je disais déjà en commençant ? Ah oui, Le vélo c'est comme la vie. Tu la vis ou tu l'écris.

Les copains viennent de rappeler. Pour niaiser.

- Eh le vieux, regrette rien t'aurais pas pu suivre. Ça roulait très fort aujourd'hui.

Les chiens. Je leur souhaite des crampes toute la nuit.