Juillet 1996


L'heure de Saddam
Pierre Foglia, La Presse

Madame Bovary
Par Monique Proulx

(Cette nouvelle est tiré du livre Les Aurores Montréales Édition Boréal, 1996 )

À Pierre Foglia

Elle lisait tous les jours sa chronique dans le journal. Elle attendait que Vincent soit parti pour le bureau et que l’autobus scolaire ait raflé à la porte Caroline et Mathieu, car il fallait de la solitude à sa lecture, et de l’espace. Elle s’installait face à la baie vitrée, là où son regard pouvait ricocher sur le jardin et atteindre, très loin devant, la croix fantomatique du mont Royal. Elle lisait toujours sa chronique deux fois, avec un sourire souvent, et parfois avec une peine étrange qui s’incrustait dans sa poitrine. Après elle laissait longtemps le journal ouvert sur ses genoux, et elle buvait à petites gorgées songeuses son café noir, presque froid à force d’avoir attendu sur la moquette.

Il écrivait bien, évidemment, mais là n’était pas l’intérêt. Il écrivait fort , surtout, il avait des violences qui faisaient basculer la réalité cul par-dessus tête, et alors en émergeaient des dessous déchirés, indécents, d’une séduction inattendue. Il était insolent et cruel, aussi, il avait une façon de parler pour ne rien dire qui abîmait immanquablement quelqu’un ou quelque chose au passage. Ce qu’il écrivait ne ressemblait pas à son univers à elle. Par exemple, il ne croyait pas au mariage et aux institutions qui ont fait leurs preuves. Il remettait tout en question sans arrêt, même les fondements quiets de l’existence : " un révolutionnaire " , disait Vincent qui le lisait parfois en enrageant, " un révolutionnaire et un marxiste ", et elle approuvait distraitement pour ne pas avoir à défendre une opinion qui était de l’ordre de l’inexprimable. D’ailleurs, elle ignorait ce qu’était un marxiste.

Ce qu’elle savait, par contre, c’est que le lire seule, face à l’espace imaginé et au jardin sans cesse infléchi par les saisons, lui procurait une ivresse trouble dont elle n’aurait su se passer. Il était différent d’elle, et pourtant c’est à elle qu’il s’adressait, à sa partie cachée, à son âme illicite. Il était sa délinquance secrète, la nostalgie d’un chemin qu’elle aurait pu emprunter et qui l’aurait menée ailleurs, beaucoup plus haut peut-être, bien au-delà de cette croix étriquée surplombant le mont Royal.

Elle ne rêvait pas de le rencontrer un jour. Elle avait des rêves raisonnables et accessibles, dont celui-là ne pouvait faire partie. Pourtant, lorsqu’elle lut sa chronique, ce matin de printemps-là, elle entendit soudain son pouls s’affoler avant même que les mots fassent leur chemin jusqu’à elle. Il écrivait : " Invitez-moi chez vous " Il écrivait : " Oui, vous, monsieur, madame, de St-Télesphore ou de St-Lambert, de Percé ou de Nominingue, invitez-moi. Je ne bois pas d’alcool, mais j’aime le thé glacé, nous jaserons, vous serez le sujet de mes chroniques de l’été. Les chroniques du monde ordinaire. "

Elle demeurait à St-Lambert.

Elle enfouit le journal dans le bac de récupération sous les déchets de la semaine et lutta pour oublier ce qu’elle venait de lire. Mais une heure plus tard, quelque chose de péremptoire l’obligeait à reprendre la chronique et à la découper, quelque chose de brûlant se dégageait de l’imprimerie froide et montait comme une vraie voix, un ordre viril à elle seule intimé. Invite-moi.

Elle se regarda dans le miroir. Elle avait les joues cramoisies, comme lorsqu’elle oubliait de protéger du soleil sa peau délicate, et son regard violet était traversé d’éclairs d’anxiété. " Qu’est-ce que tu as ? se dit-elle, de quoi as-tu peur?... " Mais la réponse se trouvait à l’évidence dans son reflet torturé, flottant à la frontière du miroir. Elle était sur le seuil d’un univers parallèle effrayant qui ne la laisserait plus repartir une fois qu’elle s’y serait engagée.

Elle prit le Mont-Blanc offert par Vincent, qui ne servait sporadiquement qu’à la rédaction de son journal intime, et elle ouvrit la porte grande sur l’univers parallèle effrayant, elle écrivit au journaliste.

Je vous lis depuis toujours. Je fais partie de ce mon de ordinaire que vous souhaitez visiter, même si je suis assez jolie pour qu’on me prenne parfois pour une actrice. Mais la beauté, comme vous le savez, est inutile si elle n’est pas aussi intérieure. Je crois avoir des beautés intérieures à partager avec vous. Je sais faire aussi des paris-brests et des tartes extraordinaires, me disent mes amis, qu’il me ferait grandement plaisir de vous faire goûter. Nous pourrions jaser dans mon jardin, en regardant les iris et le plan d’eau rempli de nénuphars naturels, ça vous reposerait de la vie exigeante de Montréal. Le temps où mon jardin est à son meilleur est au mois de juin, mais vous pouvez venir n’importe quand avant ou après, j’organiserai mon horaire en conséquence. Je vous invite, donc, et je vous supplie d’accepter mon invitation.

Elle se relut plusieurs fois en se torturant les lèvres. Initialer son prénom de ce " d " minuscule en rachetait presque la pauvreté. Elle se rappela soudain que le journaliste aimait les chats, et elle troqua la phrase des pâtisseries contre celle-ci : " J’ai un chat qui s’appelle Paris-Brest, à cause du gâteau que je fais comme personne, prétendent mes amis, vous en jugerez par vous-même. " Elle rougit de son audace, elle qui n’avait jamais eu de chat et qui ne savait pas mentir, et elle se dépêcha de cacheter l’enveloppe et de la jeter à la poste avant de changer d’idée.

Elle n’y repensa qu’à la nuit tombée, à côté de Vincent qui avait tout de suite croulé dans un sommeil lointain comme un voyage d’affaires. Dans sa lettre, il lui était venu tout naturellement une omission de taille, elle avait parlé d’elle comme d’une célibataire, elle avait sacrifié l’existence des enfants et de Vincent au profit de celle d’un chat imaginaire, et elle garda un long moment les yeux ouverts dans l’obscurité à se demander pourquoi.

Après, il y eut des jours où l’exaltation fondait sur elle au milieu de n’importe quoi et elle mangeait, elle cuisinait, elle écoutait Vincent soliloquer à propos d’informatique, elle aidait Caroline dans ses devoirs et grondait Mathieu pour une insolence, mais elle était ailleurs, les yeux brillants et l’âme lévitante, elle se voyait bouger au loin comme une étrangère, une ancienne partie d’elle en train de muer. D’autres jours, la frayeur lui coupait l’appétit et le sommeil, qu’avait-elle osé, comment pourrait-elle affronter cet homme qui était son idéal et sa révolte tue, et elle priait pour que la lettre se soit égarée ou qu’il l’ait jetée immédiatement après l’avoir reçue. Et le temps passait, et elle dévorait maintenant ses chroniques sans les savourer, obnubilée par le désir et la crainte, il parlait de celui-ci en Abitibi qu’il allait rencontrer et de cette autre dans les Hautes-Laurentides dont il revenait, et les semaines filaient avec leur lumière accrue et leurs verdures parfumées, les lilas éclaboussaient le jardin de mauves fondants et les colibris à gorge rubis avaient recommencé de squatter les iris, et elle comprit qu’il ne répondrait pas à son invitation. Elle était sauvée. Elle était atterrée.

Bien entendu, sa lettre était trop ordinaire, elle tout entière était tellement ordinaire qu’elle n’avait su, de l’ordinaire, faire émerger une saillie irrésistible. Peut-être aurait-elle dû joindre une photo à sa lettre, ou enjoliver davantage sa réalité comme avaient certainement fait les autres, les heureux, ceux qu’il visitait et bouleversait de sa présence. La gifle de ce rejet causait une douleur qu’elle n’avait pas imaginée, et pendant des jours, irritable et neurasthénique, elle s’étiola malgré le soleil installé dans l’été. Même Vincent, qui ne voyait jamais rien, s’en aperçut. Il lui prit la main, un soir qu’ils étaient attablés seuls devant des reliefs de homards, et lui parla de vacances au bord de la mer. Elle dégagea sa main prestement avec un rire nerveux, elle ne voulait pas de vacances au bord d’une mer imbécile, elle voulait demeurer près du jardin à regarder mourir tout ce qui meurt, et elle se leva sous les yeux perplexes de Vincent et courut sangloter dans leur chambre. Le lendemain matin, à onze heures, elle recevait un appel du Journaliste.

Il avait la voix rocailleuse, un peu maniérée, plus proche de la gaucherie que de l’arrogance. Il ne parlait pas comme un chroniqueur insolent et cynique, il s’exprimait très poliment, avec des hésitations et des " Madame " de collégien. Elle était de glace brûlante depuis qu’il s’était nommé, mais peu à peu elle retrouvait température humaine, elle parvint à dire : "Comment allez-vous ? " et " Quel mois de juin exceptionnel! " avec les intonations aux bons endroits, comme une personne calme. Il lui suggéra une rencontre chez elle la semaine suivante, le jeudi au milieu de la journée, et avant d’accepter elle eut un silence de respectable dimension pour qu’il la croie aux prises avec un agenda chargé, sollicitée par la vie de toutes parts. Lorsqu’elle raccrocha, le coeur ferme malgré les palpitations, elle sut qu’elle était devenue autre, irrémédiablement.

Il lui fallait un chat.

Le mensonge était commis, figé dans la pérennité écrite, il lui fallait de toute urgence un chat, déjà dressé et susceptible de répondre au nom ridicule de Paris-Brest. Problème. Le soir même, le destin lui faisait une oeillade : Vincent découvrait un chat efflanqué dans le jardin, qu’il allait expulser comme tous ceux de cette espèce malencontreuse qui s’entêtaient à uriner dans leur verdure, lorsqu’elle s’interposa avec véhémence. Elle avait envie d’un chat et de CE chat en particulier, oui tout à coup, absolument, elle n’était pas une créature programmée, elle revendiquait le droit de nourrir des désirs subits et de modifier ses préférences. Vincent, qui était un brave type l’aimant davantage que toute forme de complication, obtempéra facilement, et les enfants applaudirent à cette innovation vivante. Le chat, gris comme un cliché, le poil ras, une oreille biffée par les avatars de l’existence, de toute évidence apatride, se retrouva dans la maison, ronronnant d’étonnement sur les fauteuils.

Bien sûr, elle l’aurait souhaité plus joli et plus gras, mais, pourvu que l’on y joigne de la nourriture, il répondait à n’importe quoi avec promptitude, même à un nom de pâtisserie. Elle acheta des kilos de litière et de viande en boîte, et tout de suite après s’aperçut que Caroline, le souffle mourant et la peau rougissante, souffrait férocement d’allergie. Paris-Brest retourna donc dans l’anonymat du dehors, lesté de quelques boîtes de viande compensatoire. Tant pis, elle n’en était plus à un mensonge près, elle inventerait au profit du Journaliste un accident, une mort subite. Et puis, il n’allait quand même pas demander à voir le chat.

Une grande paix descendait sur elle maintenant qu’elle savait leur rencontre imminente, et inéluctable le glissement vers l’autre versant du miroir. Il n’y avait qu’à saisir ce qui se tendait au-dessus de l’ordinaire, saisir la bouée qui la hisserait hors de la médiocrité noyante, jamais elle n’avait saisi quoi que ce soit depuis des siècles. Elle n’éprouvait plus de crainte. Elle dit à Vincent, sans un tremblement dans la voix, qu’elle attendait une amie le jeudi suivant, une très chère amie d’enfance, cette autre qu’elle était devenue ouvrait la bouche calmement et les mensonges surgissaient, fluides et aériens, dépourvus de douleur. Elle demanda à Vincent de lui abandonner la maison jusqu’au soir : peut-être pourrait-il prendre les enfants à l’école et les emmener manger quelque macdonalderie tandis qu’elles vivraient, elle et son amie d’enfance, des retrouvailles émouvantes dans l’oasis du jardin. Vincent approuva, enthousiaste pour elle qui ne voyait jamais personne, il greffa sur le McDonald une soirée au cinéma afin de lui laisser davantage le champ libre, et cette crédulité affectueuse, au lieu de l’attendrir, provoqua chez elle un agacement violent, comme devant une faiblesse.

Elle l’attendait.

Elle pensait à lui toute la journée, longtemps après avoir lu sa chronique, elle voyait luire dans chaque phrase exsudée le lien qui allait s’affermissant entre eux, elle pensait à lui si fort qu’il ne pouvait qu’en être atteint, même là-bas près du mont Royal où il écrivait sans savoir à quel point le jeudi suivant serait aussi pour lui une révolution.

Elle pensait à lui en voyageant dans les années d’avant, celles où elle n’appartenait encore à personne. Elle s’enfermait dans la chambre malgré le soleil torride et elle fourrageait dans un tiroir rarement visité, celui de ses reliques estudiantines. Dans des livres de finissants, sur des photos de collège, elle renouait euphoriquement avec ses quinze et dix-huit ans, elle était vice-présidente de sa classe, elle faisait du théâtre amateur, elle dessinait joliment, une fois elle avait eu un A pour une dissertations française, toutes les preuves gisaient là pour attester qu’un avenir magnifique l’attendait de pied ferme. Où l’élan s’était-il brisé, à quel instant précis de sa vie avait-elle bifurqué vers le désastre de la banalité ? Sur les photos toujours elle réussissait à trouver la réponse, il y avait cette fête au collège où parmi la foule Vincent souriant comme un vainqueur, comme celui qui sait que l’apocalypse suivra son apparition, et elle regardait cette photo du Vincent d’il y a quinze ans avec une froide tristesse, regardait à quel point l’anéantisseur avait perdu en cheveux ce qu’il avait gagné en poids.

Après elle essayait des vêtements dans le miroir de la chambre, des robes osées, des chemisiers coûteux, des shorts confortables, rien ne semblait convenir pour ce jeudi décisif, rien de lui redonnait l’image d’avant la liberté interrompue.

Le mercredi, elle opta pour une jupe paysanne et un débardeur moulant. Le débardeur moulait si fort que ses seins y vivaient comme nus, et elle se regarda longuement dans le miroir avec dureté, pour tenter de se voir comme il la verrait.

Elle avait trente-quatre ans, elle était encore belle. Ses seins étaient demeurés hauts et ronds en dépit des grossesses, et seul l "arrondi mutin de son ventre résistait aux exercices de Jane Fonda qu’elle s’infligeait chaque soir. Autour de la piscine des voisins, lorsqu’il y avait barbecue, elle était celle sur qui les autres hommes se retournaient discrètement, celle dont la silhouette pouvait supporter le mieux la dénudation maximale. Ses cheveux auburn tombaient librement sur ses épaules, contrairement à toutes ces femmes qui à trente ans se dépêchaient de se couper les cheveux pour ressembler tout de suite à leur vieillesse. Elle avait la peau pâle et les yeux violets, un contraste saisissant un peu gâté par les taches de rousseur, hélas, une myriade catastrophique traînée depuis l’enfance. " Ma petite picotée ", l’appelait Vincent les soirs d’affection sexuelle, mais elle ne voulait pas penser à Vincent, rien n’était plus importun que l’existence de Vincent en cette veille de révolution.

Elle se déshabilla tout à fait et reste nue face au miroir, frissonnante de partout, sous le regard inquisiteur et froid de ses yeux violets. " Que veux-tu ? se demanda-t-elle, que veux-tu donc de lui? " Ses yeux violets ricanèrent pour elle, bien sût qu’elle savait ce qu’elle voulait.

Elle voulait coucher avec lui.

Il arriva dans une voiture déglinguée et bruyante, à treize heures pile. Elle était assise près de la porte, exsangue, les aisselles moites d’énervement. La cuisine embaumait encore la pâte à chou qu’elle avait cuite à l’aube, afin que le paris-brest, fourré de crème pralinée, soit frais du jour. Elle se leva précipitamment en entendant la voiture et se contraignit à se rasseoir aussitôt. Surtout, ne pas se montrer obséquieuse.

Il était très grand, il dut presque se pencher pour lui serrer la main. Malgré ses lunettes d’intellectuel et son accent européen, il semblait si gauche et si timide qu’elle en fut brusquement rassérénée. Elle aima ses vêtements froissés et mal coupés, elle aima son odeur de sueur, le Journaliste qui la transportait si haut depuis si longtemps n’était donc qu’un être humain accessible.

Tout de suite, il demanda à voir le chat.

Il demanda Paris-Brest, en fait, et elle se leva avec un certain désarroi pour sortir du frigo le gâteau qu’elle ne destinait qu’à l’heure creuse de l’après-midi. Ils ne rirent ni l’un ni l’autre du quiproquo, surtout pas elle, embourbée dans une histoire sanglante de chat broyé sous un autobus scolaire. Les mensonges, bizarrement, ne convenaient plus face à ces yeux de myope qui évitaient les siens. Elle lui offrit une portion de pâtisserie, elle lui offrit un rhum and coke, il refusa tout sauf un verre d’eau plate. Elle sentait une sorte de panique la gagner à l’idée que rien ne se déroulerait avec l’aisance planifiée, et elle lui tendit un quartier de lime d’un geste si implorant qu’il l’accepta, étonné.

Maintenant, ils étaient dans le jardin. Il avait commencé à lui poser des questions, puisque après tout c’était la raison de leur rencontre, mais ses questions étaient d’une banalité désarçonnante, et elle devait travailler très fort pour tentes de rendre les réponses captivantes. Le marronnier donnait-il des marrons comestibles ? Comment s’appelaient ces petites fleurs bleues qui pourraient dans la mousse? Devait-elle tondre la pelouse très souvent ? Au bout d’une demi-heure de laveur mental torturant et de rhum and coke trop corsé, elle abandonna la partie, épuisée, et décida d’être elle-même, ordinaire, tant pis. C’est à ce moment que le charme, miraculeusement, se mit à opérer.

Elle parla, sans fard, comme elle savait le faire avant, du temps où il y avait des hommes à conquérir et un univers à dompter, elle fut de nouveau la collégienne au babil heureux qui ne connaît ni peur ni censure. Elle raconta comment elle s’asseyait dans la lumière près des myosotis à ne rien faire pendant des heures, que flotter béatement au-dessus de son corps, elle parla des rêves significatifs, de réincarnation, d’astrologie, et tout ce temps, elle sentait ses yeux sur elle, écartelés et surpris, et quand elle se leva pour renouveler son rhum and coke et le verre d’eau plate, elle vit qu’il regardait furtivement ses seins.

Tout devenait facile, lui montrer le crapaud dissimulé sous les nymphéas du petit étang, lui effleurer le bras par inadvertance tout en l’entretenant de ses iris, et finalement l’entraîner à l’intérieur, dans le cagibi pompeusement baptisé bibliothèque en l’honneur de la centaine de livres qui s’y empoussiéraient en silence. Il s’anima soudain à la vue des livres, et elle l’observa avec un fin sourire tandis qu’il butinait d’une oeuvre à l’autre, reconnaissant avec étonnement des titres peu courants et estimés. Elle fit durer le plaisir un moment, puis lui révéla sans ambages le secret de cette bibliothèque : tous les livres ici présents avaient été recommandés par lui au fil de ses chroniques, depuis toutes ces années qu’il se mêlait de recommander des lectures et qu’elle le dévorait assidûment. Elle vit ses yeux s’arrondir encore de cette stupeur qui était comme une caresse. Bien sur ajouta-t-elle avec une franchise dont elle sentait maintenant la justesse, elle n’avait eu le temps de parcourir ces livres que parcimonieusement, mais elle les lirait un jour, et plus tard, elle les offrirait à ses enfants comme héritage essentiel, car elle avait, oui, des enfants, et même quelques fois un mari.

Elle laissa traîner le nom de Vincent avec une moue un peu désabusée, soucieuse de ne pas mentir complètement mais de suggérer l’ouverture, ainsi ce soir celui qui était accidentellement son mari, ce médecin électronique qui soignait les programmes informatiques, ne rentrerait que fort tard, mais bon elle s’habituait à ces petites ruptures qui en annonçaient sans doute une autre, plus définitive.

Le Journaliste sembla méditer ces renseignements en se mordant les joues et elle se demanda si elle avait été suffisamment explicite et comment l’être davantage, trop de fidélité conjugale préparait décidément mal aux subtilités de la séduction. À la manière un peu honteuse dont il l’effleura une nouvelle fois du regard, elle comprit qu’il était trop timide et que ce ne serait pas pour aujourd’hui. Mais la semence germerait tôt ou tard dans ce grand sol fertile, il aimait les femmes et elle se savait convaincante, embrasée ainsi par le pétillement de l’alcool, les seins presque nus. Tôt ou tard il reviendrait, mais en attendant il s’enfuyait, effrayé par l’âpreté de ce désir qui montait sûrement en lui, il regardait sa montre sur laquelle le temps avait filé et il la remerciait de son hospitalité charmante. Elle le suivit, amusée, jusqu’à la porte : comme il avait peur d’elle et comme il était vulnérable malgré ses presque deux mètres. Au lieu de prendre sa main tendue, elle l’embrassa près des lèvres, très rapidement, en lui glissant qu’il avait toujours son numéro de téléphone. Son odeur de sueur, prégnante et musquée, était toujours sur elle un quart d’heure après son départ, et elle se rappela soudain l’existence du paris-brest, intouché dans le frigo. Tant pis, Vincent et les enfants s’acquitteraient de bonne grâce des nourritures terrestres.

Pauvre Vincent, allongé maintenant près d’elle dans son pyjama confortable, son pyjama de cocu, pauvre Vincent qui s’informait tendrement de cette amie d’enfance et de ces retrouvailles auxquelles elle DEVAIT donner suite, oui, il lui fournissait même les alibis à venir et il la regardait avec une confiance inébranlable, la bouche encore humide de crème pralinée, pauvre Vincent.

Elle ne lui ferait pas de mal, ni lui ni les enfants ne sauraient rien de cette aventure dans laquelle s’épanouirait une vaste partie d’elle, à jamais parallèle. Elle lui prit la main, remplie d’affection et de sérénité, et elle s’endormit en tentant de se rappeler le visage du Journaliste, mais seule son odeur revint flotter dans sa mémoire comme un parfum de délit.

Il n’y eut pas de chronique avant le lundi suivant. Le lundi, lorsqu’elle ouvrit fiévreusement le journal, il était là. Elle dut le relire plusieurs fois avant de se rendre compte qu’il parlait d’elle, si peu à vrai dire, à peine quelques lignes. "J’en ai marre, écrivait-il. Ces chroniques du monde ordinaire étaient une méchante idée, écrivait-il, le coup de grâce m’a été assené la semaine dernière par une petite madame de banlieue, une électroménagère pathétique cherchant son âme entre l’astrologie et la pâtisserie, une Madame Bovary beaucoup plus saumâtre que celle de Flaubert. Je reviens dès demain à mes chroniques habituelles. "

Elle le lut, elle le relut. Elle courut à la librairie du centre commercial acheter cette Madame Bovary de Flaubert, dont elle avait pourtant déjà un exemplaire dans sa bibliothèque idéale. Elle dévora le livre rageusement en en sautant des grands bouts, les descriptions infinies et les comices agricoles, et quand elle eut terminé, elle lança le livre à bout de bras dans le salon. Elle ne comprenant pas, elle ne voyait pas le rapport, elle ne voyait que le mépris.

Elle se fit un café machinalement et alla s’asseoir face au jardin, sans journal sur les genoux.

Où s’était-elle trompée ? Où se trompait-elle ? Se pouvait-il qu’elle ait été incorrecte depuis toujours, affligée d’une imperfection si grande qu’elle n’en avait jamais perçu ni le début ni l’extrémité ?...

Devant le jardin explosant de couleurs, assise droite dans son fauteuil, elle ressentit soudain un tel vide, une telle angoisse, qu’elle pensa s’évanouir.

Que faisait donc Emma, à la fin du livre ? Elle s’empoisonnait à l’arsenic. Il y avait toujours dans les livres des solutions pour tout à portée de la main, les livres étaient menteurs.

Dans la vie réelle, quoi qu’il arrive, il fallait vivre. Il fallait vivre interminablement, même pétrifiée, même creuse, en imaginant que l "arsenic avait ce goût douceâtre, inoffensif, ce goût de larmes et de café noir.