Le jeudi 15 août 1996


La vie après les Jeux
Pierre Foglia, La Presse

Samuel a 5 ans. Il habite pas très loin de chez moi sur le petit chemin qui relie Mystic à Bedford. C'est la campagne. Devant chez Samuel, il y a un jardin. Et un peu détaché du jardin, un carré de patates. M. Létourneau, le père de Samuel, a récolté les patates au début de la semaine. Il n'y a plus rien dans le carré.

Torse nu et pieds nus, Samuel recule, recule encore un peu, sans cesser de fixer le carré de patates. Il se penche, écarte les coudes, s'élance, accélère. Appel des deux pieds, envol au-dessus du carré de patates... Samuel retombe loin, très loin - au moins deux mètres - dans la terre fraîchement retournée.

Nouveau record du monde ( et de la Haute-Yamaska ), saut en longueur, catégorie des moins de six ans.

Ses deux bras maigres brandis dans les airs, Samuel « Carl » Létourneau remercie la foule ( 12 plants de tomates, des petites fèves et quelques rangées de blé d'Inde ).

Quelqu'un a-t-il demandé s'il y avait une vie après les Jeux olympiques?

Il y en a une. Tranquille. Avec le petit Samuel. Avec mes deux minous qui dorment sur la rambarde de la galerie où j'ouvre mon courrier, dans l'émolliente douceur crépusculaire. Avec une brume de chaleur qui baigne encore les champs. Avec des roses trémières et des cosmos qui s'exaltent sur le blanc du mur de pierres. Mais c'est quand même le vert qui domine partout. Vert Irlande. Nice evening indeed.

Un tracteur passe, tirant une charrette de foin. L'air embaume la tisane. Une cigale stridule. Pas longtemps. À fond la caisse, un trouduc à moto fait exploser la cigale, le crépuscule et l'Irlande. Trouduc vient de... laissez faire. Ne cherchez pas dans le dictionnaire.

Parlant de dictionnaire, vous me devez des excuses. Vous devriez le consulter avant de me crier des noms. Vous êtes 12 millions à m'avoir écrit qu'il ne faut pas dire l'adapteur de mon ordinateur est fucké , mais plutôt: l'adaptateur de mon ordinateur est fucké . Sauf que mon Petit Robert à moi précise qu'on peut dire AUSSI adapteur.

Alors, ça vient ces excuses?

Donc, à part chipoter sur les virgules, vous vous demandiez s'il y avait une vie après les Jeux olympiques?

Puisque je vous dis oui. La même qu'avant. Ma fiancée, mes huit minous, mes deux vélos. Le même coup de pédale, un peu moins souple quand même - c'est normal après trois semaines sans rouler. Même que je suis allé me refaire une cadence au Grand Tour, dans le sillage des petits pelotons...

Quelque 2000 cyclistes sur le chemin, forcément on en voit de toutes sortes, et comme toujours, ce n'est pas des plus fins dont on se souvient... Entre Joliette et Rigaud, j'ai suivi longtemps un grand tarla qui cruisait toutes les filles seules qu'il doublait. Le genre pénis à pédales. Un cul au loin? En avant toute. Il dépassait, jugeait du lot mine de rien. Se laissait rejoindre. Abordait : «Bonjour mademoiselle, je peux vous dire un truc? Votre selle est un peu haute. Vous devez avoir mal dans le califourchon, non?» Si j'étais une fille, me semble que j'aimerais mieux qu'on me prenne pour une salope que pour une valise. Baises-tu? J'aimerais mieux que «ta selle est un peu haute». Et ta vue, Ducon, elle est pas un peu basse?

Je sais, je sais. Ni salope ni valise : princesse. Toutes des princesses. Je les voyais hésiter quand le grand tarla les rejoignait et les abordait, elles avaient, écrit sur le front, la question qui les tarabustait : et si celui-là était le bon? Et si c'était le chevalier qu'elles attendaient qui arrivait enfin sur le grand braquet de son Marinoni?

Ah.

Des fois, je me dis que Dieu devait être en chicane avec sa fiancée quand il a inventé les filles. Et que c'est pour ça qu'il leur a mis des roues un peu plus petites et des pneus ballounes.

Anyway. Il y a donc une vie après les Jeux olympiques, même s'il y en a qui n'en sont pas encore tout à fait revenus, comme celui-là qui m'a accroché à la porte de l'hôtel Vinti à Rigaud :
- Contrairement à vous, me dit-il, moi j'ai adoré Atlanta.

Le ton invitait à l'affrontement. Je me suis défilé prudemment. J'ai dit que c'était souvent comme ça, les gens qui reviennent de voyage sont enclins à trouver très bien ce qui leur a coûté très cher. Sur la base du même calcul, les journalistes estiment nul ce qui ne leur a rien coûté. La vérité doit être quelque part entre les deux. (Les gens adorent : «La vérité est quelque part entre les deux.» Magique, le fleuron de la pensée molle. Le sacro-saint «juste milieu» auquel il vous suffit de renvoyer toute chose pour passer pour le plus averti des esprits de votre temps.)

Anyway.

Par politesse plus que par intérêt, je demande au type :
- Vous êtes parent d'un athlète?
- Non.
- Simple touriste ?
- Non plus. J'étais invité à Atlanta par ma compagnie.
- Quelle compagnie?
- Coca-Cola.
Ah bon.

Mais oui, il y a une vie après les Jeux olympiques. À peu près la même qu'avant, d'ailleurs. Nous avons retrouvé nos passionnantes chicanes politiques et linguistiques, et nos innombrables loteries.

Il en est une - une loterie - de plus en plus populaire dans nos campagnes, la loterie « bouse de vache », qui joint l'utile au divertissement puisqu'elle est souvent utilisée pour financer une sortie culturelle ou les pompiers volontaires ou l'âge d'or.

On quadrille, comme une grille de mots croisés, un champ clôturé. On numérote chaque petit carreau, chaque petit lot de terre. Ces lots sont vendus disons 25 $ chacun. Le jour du tirage, on lâche une vache dans le terrain clos. Et on attend qu'elle chie. Le gagnant est le propriétaire du petit carreau sur lequel la vache a chié.

Ça s'est fait à Sainte-Elizabeth, à Crabtree, et en plein d'autres endroits. C'est vachement amusant, non ? Y'a de la merde et y'a quelque chose à gagner. Vous ne trouvez pas que c'est un divertissement qui nous résume assez bien, comme entité culturelle?

Mais je crois qu'on pourrait améliorer le jeu. C'est une idée que je lance, comme ça : ne pourrait-on pas remplacer la vache par un politicien ? Ou par un jeune libéral ? Ou par un lieutenant-gouverneur ?