Le jeudi 22 août 1996


Le pot, à la mode de chez nous
Pierre Foglia, La Presse

Avec tous ces hélicoptères de la SQ en rase-mottes, c'est un peu le Vietnam ces jours-ci dans les Cantons de l'Est.

Les flics cherchent des plantations de pot.

Une bière à la main, sur le patio du chalet qu'il loue à l'année près de Mansonville, Gaby suit, d'un oeil amusé, les circonvolutions de l'hélicoptère de la SQ, au-dessus de la montagne voisine :
- Il est juste au-dessus de mes plantations, ce con...
- Inquiet ?
- Bof, c'est prévu dans les frais. Pour récolter 600 plants, il faut en planter 1000. La police en détruit 200. Et les voleurs t'en piquent 200. Les voleurs m'écoeurent pas mal plus que la police, si tu veux mon avis.

Fausse, la rumeur des photos satellites qui permettent de détecter les 12 plants cachés au milieu d'un champ de blé d'Inde.

- C'est des histoires de ma grand-mère, tranche Gaby. La SQ n'a pas les ressources technologiques pour jouer à la guerre du Golfe. Même pas les ressources humaines. Tu te stationnes en face du poste de police du coin, le matin à 8 h, et le flic qui arrive avec des bottes et une veste de chasse, c'est celui-là qui est en charge des plantations de pot. Et tu peux parier que ça l'écoeure. Ils haïssent ça, aller dans le bois. En hélicoptère, ils peuvent spoter, et encore pas toujours, les grandes concentrations de plants, mais bon, on n'est pas fou, c'est fini les champs de plus de 1000 plants. On éparpille 50 plants ici, 40 là. Quand on se fait prendre, c'est presque toujours parce que le propriétaire du terrain a trouvé les plants et a appelé la police...

C'est la première règle de la culture du pot : jamais dans son jardin. Toujours chez le voisin. Qui ne le sait pas, évidemment.

Au Québec, pour des raisons essentiellement climatiques, la culture du pot " extérieure " ( 1 ) est concentrée entre le lac Champlain et le lac Memphrémagog, au sud de l'autoroute des Cantons de l'Est. Selon des estimations pas du tout scientifiques, mais mauditement bien fondées sur le terrain, on dénombrerait, dans cette région, au moins 200 planteurs de pot " professionnels ", récoltant 300 plants chacun en moyenne, pour une récolte globale annuelle d'à peu près 10 tonnes de cannabis.

Comme toute culture, celle du pot commence par une graine. Et cette graine vient presque toujours de Hollande où se tient, chaque année, vers le mois de novembre, la Cannabis Cup organisée par la revue High Times, qui récompense les meilleures variétés de cannabis. C'est le grand congrès mondial des potteux. Cela se passe en toute liberté dans les cafés d'Amsterdam où des dégustations sont prévues...

Le petit pot québécois super tranquille des boomers des années 70, oubliez ça. Fruits de savants croisements, les graines hollandaises donnent des variétés de pot aux arômes lourds, aux résines dynamitées à faire pleurer pourpre les étoiles, et saigner noir l'homme et sa fiancée.

Notons que le commerce des graines de chanvre n'est soumis à aucune réglementation en Hollande ( et en Allemagne ), que les graines se détaillent 5 $ LA graine, et que les chiens des douanes, ces petits nonos, ne font pas la différence entre des graines de pot et des graines de poireaux.

Gaby a choisi une variété nommée Early Skunk, un pot nordique très résistant et surtout hâtif qui se, récolte deux semaines avant les autres ( début octobre ). La germination est lancée en janvier. En avril, Gaby va repérer les lieux. Fin avril, il creuse les trous qui recevront les plants qui ont déjà, à ce moment-là, de 8 à 10 pouces de haut...

- Je plante après la pleine lune de mai. Le pot est une plante résistante, mais il faut quand même avoir le pouce un peu vert. Choisir le sol. Mélanger soigneusement fumier de vache et terreau. Et faire la tournée des plants tous les dix jours pour donner de l'eau et de l'engrais.

- Regarde-moi ça ! C'est pas beau ça. Ça fait 15 ans que je cultive du pot, je n'ai jamais vu de telles merveilles...

Nous étions devant deux luxuriants buissons de six pieds de haut qui sentaient la menthe poivrée. " Je les appelle mes grosses madames, dit Gaby, ravi. C'est incroyable, je n'en fais pas le tour avec mes bras... Au pif, chacun de ces pieds-là devrait me rapporter 1000 $. Mais les 600 autres pieds, dans le bois, ne sont pas de cette qualité. Ce ne sera pas une grande année. Trop peu d'ensoleillement. Il me faudra bien trois pieds pour faire une livre. Disons, après les pertes, un revenu d'environ 50 000 $. Mais c'est bien pour moi, je suis pas gourmand...

La livre de pot, payée 2400 $ au producteur, est revendue 6700 $ dans la rue ( 15 $ le gramme ). Le marché du pot est contrôlé par les mêmes mafias que les autres dopes, les motards, les Italiens, et les Indiens qui sont aussi les plus gros producteurs.

- Je ne m'occupe pas de vente. Je récolte début octobre, je nettoie moi-même les " buds " - les têtes - je trime les feuilles ; ce qui est très long à peu près dix heures par livre, et quand j'ai fini, j'appelle l'intermédiaire qui prend toute ma production. Salut bonsoir, je ne veux rien savoir. Je décrisse dans le Sud.

- En gardes-tu un peu
- De quoi fumer un joint tous les jours
- Tu t'es déjà fait buster ?
- L'année dernière. Les flics ont trouvé une cinquantaine de plants. Un voisin du propriétaire m'avait stoolé. Mais personne ne peut rien prouver, à moins d'attendre que tu sortes du bois avec la récolte. C'est ce que je te disais, les flics n'ont pas les effectifs pour jouer la game. Bref, ils sont venus " raider " le chalet. Ils ont trouvé une couple d'onces. Je ne suis même pas allé en cour. Un des flics qui perquisitionnait, plutôt gentil, m'a dit comme ça, en mettant son nez dans le sac : " C'tu drôle, j'ai jamais fumé ça... "

- Je te crois pas ! je lui dis. T'as jamais tiré sur un joint avec des chums, ou dans un party de famille ?

Tu sais ce qu'il m'a répondu ? Il m'a répondu : " J'ai pas une famille de même " J'y ai repensé après. Je ne vois pas pantoute quel genre de famille il peut bien avoir. Toi ?

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( 1 ) La culture hydroponique du pot est une tout autre affaire, nécessitant des installations coûteuses, bref, une " culture", disons plus maffieuse.