Le mardi 12 novembre 1996


Comment font-ils ?
Pierre Foglia, La Presse

La semaine dernière à Montréal, une femme désespérée a tué son enfant handicapé.

Rien à ajouter à ces deux lignes terrifiantes. Tout est là, dans la spirale glacée des mots figés comme des oiseaux morts.

Une question surgit pourtant : comment font-ils pour vivre quand même ceux-là qui ont un enfant lourdement handicapé ?

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Si on avait fait une amniocentèse à Jocelyne quand elle était enceinte, on aurait détecté l'erreur chromosomique qui lui interdisait de mettre un enfant au monde. Elle avait 31 ans à l'époque. Elle en a 40 aujourd'hui, elle est mère d'une fille de neuf ans très sévèrement handicapée, qui vit encore en couches, qui ne parle pas, qu'il faut faire manger à la petite cuillère, qui marche difficilement, bref un enfant de neuf ans qui en est à peu près au stade de développement d'un bébé d'un an. Et comme si ce n'était pas suffisant, complètement aveugle. Elle est née sans yeux.

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Comment faites-vous Jocelyne ?

Je ne sais pas quoi vous répondre. Ce n'est pas l'enfer que vous semblez imaginer. Ce n'est pas facile non plus, disons qu'en neuf ans j'ai eu le temps, non pas de m'habituer, on ne s'habitue jamais, mais de m'installer dans mon infortune, dans mon destin, je ne sais trop comment dire. L'enfer, je l'ai vécu quand elle est née. Quand j'ai su. Et j'ai d'abord essayé de me suicider. J'étais encore à l'hôpital, je me suis traînée jusqu'au balcon, mais j'avais eu une césarienne et j'ai été incapable d'enjamber la rambarde, ça me faisait trop mal de lever la jambe. Je me suis sentie complètement ridicule. Ensuite, j'ai essayé de la tuer...

Vous avez essayé de tuer votre fille ?

Elle avait un mois et demi. Le premier mois, ils l'ont gardée à l'hôpital et quand elle est arrivée à la maison, au bout de quinze jours, je n'en pouvais plus. Un après-midi, mon mari était à son travail, je l'ai mise dans une de ces enveloppes en plastique qui servent à protéger les habits quand on part en voyage, j'ai remonté la fermeture éclair et je suis sortie de la chambre. Je me disais dans 15 minutes ce sera fini. Mais au bout de même pas une minute je suis rentrée dans la chambre comme une folle, en pleurant, je l'ai prise dans mes bras et voilà. Aujourd'hui elle a neuf ans.

J'ai tout avoué à mon mari récemment. Qu'on soit encore ensemble tient du miracle... Pour cela nous sommes assez privilégiés. Matériellement aussi. Mon mari gagne bien sa vie. Et puis on reçoit une aide très appréciée du CLSC, et il y a l'école aussi. petite va à l'école tous les jours de 8 heures à 3 heures de l'après-midi. Ce n'est pas rien. Je suffoquerais autrement. L'été, quand elle n'y va pas, je deviens folle.

Avez-vous déjà songé à la placer en foyer d'accueil ?

Ça la tuerait. Elle est comme une partie de moi maintenant. Toujours collée sur moi. Quand elle sent qu'on va sortir elle panique ( sauf pour aller à l'école ). Quand on sort avec elle et qu'on revient, elle est super contente de retrouver son univers, aussi réduit soit-il, elle y est très attachée. Je ne serais pas capable de la placer en foyer d'accueil. Même quand je n'en peux plus. Ce qui arrive des fois. Le parcours est si difficile que j'en suis devenue alcoolique, et si j'ai réglé mon problème d'alcool depuis, je n'ai pas réglé mon problème de vie. D'ailleurs, je rentre la semaine prochaine en thérapie...

C'est quoi le plus dur ? Les petites choses, les sorties, les vacances, Noël, le regard des autres... ou alors les grands empêchements, l'avenir, le vôtre, le sien ? Croyez-vous en Dieu ?

Pourquoi je croirais en Dieu ? Pourquoi un Dieu ferait-il ça à un enfant ?... Le plus dur, si vous voulez savoir, c'est d'être condamné à l'héroïsme alors qu'on voudrait seulement être une femme comme les autres. Le plus dur n'est pas tellement de se lever le matin et de se rendre au soir en faisant ce qu'il y a à faire, il y a dans la répétition des tâches quotidiennes quelque chose de rassurant et d'anesthésiant... Non, le plus dur, c'est de ne plus s'appartenir. De ne jamais vivre pour soi. De subir la vie. Je n'ai pas d'autre projet dans la vie que cette enfant qui va très certainement mourir avant moi. Ma vie est de tenir la main d'un enfant qui meurt tout doucement sans avoir vécu vraiment. Et quand elle sera morte, je serai presque vieille.

Vous êtes-vous reconnue dans cette jeune femme qui a tué son enfant la semaine dernière ?

Bien sûr. Tous les parents d'enfants lourdement handicapés se sont reconnus.

Avez-vous peur de céder au désespoir vous aussi ?

Non. Aussi excédée que je sois parfois, aussi révoltée, quand mon regard tombe sur ma fille je me dis qu'elle a terriblement besoin de moi, et qu'elle est encore plus à plaindre que moi. Je la vois si vulnérable si injustement punie - par qui ? pourquoi ? - que je me dis qu'il faut que je sois forte pour la défendre, l'accompagner jusque-là où elle pourra aller. Je me souviens d'un incident l'an dernier... elle se traîne et grimpe partout comme font les bébés, et elle avait réussi à grimper à moitié sur le poêle électrique et avait ouvert un rond en accrochant un bouton au passage. Je suis arrivée à temps, elle ne s'est pas brûlée ni rien, mais j'étais si énervée que je lui ai donné une tape. Une petite tape de rien, sur la main. Si vous l'aviez vue pleurer... vous ai-je dit qu'elle est née sans yeux ? Elle porte des prothèses en verre, et de voir ces grosses larmes qui semblaient de verre aussi, de les voir rouler silencieusement sur ses joues, j'étais complètement anéantie. Et en même temps tellement heureuse de la prendre dans mes bras...

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La semaine dernière à Montréal, une femme désespérée a tué son enfant handicapé.

Rien à ajouter à ces deux lignes terrifiantes. Tout est là, dans la spirale glacée des mots figés comme des oiseaux morts.

Pourtant surgit une question. Si faire des enfants est notre seule victoire sur la mort, comment font-ils pour vivre, ceux-là qui ont un enfant lourdement handicapé, un enfant dont la mort est le seul avenir possible ?