Le samedi 16 novembre 1996


Les morons moraux
Pierre Foglia, La Presse

Elles sont rares les très belles villes du monde qui réussissent, comme Amsterdam, à survivre à la surenchère de leur carte postale. Elles sont rares les villes qui offrent à déambuler dans un espace qui touche à la perfection sous un rien de pluie. On pédale le long d'un canal, une péniche nous suit, elle-même suivie par des canards, on a l'impression de tirer silencieusement toute la ville derrière soi, par un fil.

J'ai passé la dernière semaine de mes vacances en Hollande, et vous n'y échapperez pas, je vais vous parler de dope et de cul, et de morale, et de morons, mais voyez comme je prends soin de vous, je vais vous épargner le quartier rouge d'Amsterdam, ses putes en vitrine et ses toxicos défoncés. Ne regrettez rien, c'est d'une tristesse infinie.

Je vous emmène plutôt dans le Rosemont d'Amsterdam, au marché Cuypstraat. Un marché de tous les jours, fleurs, bouffe, habits, épices, poisson, un peu de brocante, des cossins, des machins. Un quartier populaire, ni beau ni laid. Des maisons, des commerces. Tiens, un peu la rue Masson dans le bout du boulevard Saint-Michel si vous connaissez. Ce genre de petit commerce-là.

On marchait, j'étais avec ma fiancée. On passe devant une pâtisserie-boulangerie, j'entre, je regarde les gâteaux, il y avait des tartes, des beignets, ces galettes rondes aux amandes qu'on voit partout en Hollande et des pénis à la crème pâtissière.

Sur le coup j'ai hésité. Des pénis, allons donc ! Aucun doute pourtant. Mignons comme tout. En pâte-à-chou, fourrés à la crème-pâtissière, avec un glaçage. Genre de petits éclairs avec petit col roulé au bout, et une larme de chocolat qui sortait du méat.

J'imagine la boulangère de la rue Cuypstraat lisant cette chronique : " Qu'est-ce qu'il a à s'exciter le poil des jambes, celui-là ? "...

On ne fait pas plus popote que cette grosse boulangère avec son tablier blanc noué par devant. Elle échangeait des politesses avec ses clientes, en leur tendant leur baguette. Fait beau, fait froid, je ne sais pas exactement ce qu'elle disait, je ne parle pas le néerlandais, mais c'est sûr, ce n'était pas : " Pis, madame Chose, côté cul comment ça va ? " C'est bien ce qu'il y avait d'extraordinaire : cette mémère super straight et tous ces pénis dans sa vitrine.

C'est pas normal.

À moins que ce soit nous, Nord-Américains qui ne soyons pas normaux. À moins que ce soit nous qui soyons des morons moraux.

Je dis tout de suite que je n'ai vu aucun autre pénis dans aucune autre boulangerie-pâtisserie durant mon séjour. Le pénis à la crème pâtissière n'est donc pas une spécialité hollandaise.

Ce qu'il y a de hollandais dans cette histoire, c'est que justement, les Hollandais, ne font pas d'histoire.

************************



La rue Haarlemme, parallèle au Vieux-Rhin, traverse de part en part la belle ville de Leyde. C'était le matin, les commerces ouvraient, les cyclistes courbaient le dos sous une pluie fine. Je cherchais un café. " Vous en trouverez un là-bas, m'a renseigné un commerçant qui sortait ses poubelles ", vous verrez il y a une imprimerie, puis un magasin où on vend du pot, puis une plomberie, le café est juste après...

Un magasin où on vend du pot ? Je ne pouvais pas le manquer, c'était la plus grande vitrine de la rue Haarlemme, presque aussi grande qu'une vitrine de Marchands de chars. Quelques plants de pot pour décorer, mais ce qu'on y exposait c'était surtout du matériel, des bacs pour la culture hydroponique, des mini-serres, des arrosoirs automatiques, les lampes à infrarouges, les plateaux de germination, des sacs de laine de roche pour partir les graines, différents engrais, bref, une vraie vitrine d'horticulteur, un Botanix, mais un Botanix spécialisé dans le pot, en plein dans le quartier des affaires. C'était l'heure des cols blancs, des monsieurs pressés et des madames pomponnées. Des mamans tiraient des enfants par la main. Combien de fois passent-ils devant cette vitrine dans une année ? La voient-ils encore ? Est-ce que cela leur donne des idées ?

En tout cas, ils n'ont pas des têtes de potteux plus que nous. Et il m'étonnerait que leurs enfants soient plus gelés que les nôtres. Entre vous et moi, les Hollandais ne sont pas les gens les plus flyés du monde. Ils seraient même plutôt straights. Pensez à une tulipe, ce n'est pas une fleur très olé-olé la tulipe.

Et c'est bien ce qu'il y a d'extraordinaire : que les Hollandais soient aussi straights, aussi organisés, aussi policés, aussi prospères ( une des monnaies les plus fortes d'Europe, un des taux de chômage les plus bas ), qu'ils soient aussi pépères, et en même temps aussi peu chiants.

C'est pas normal.

À moins que ce soit nous, Nord-Américains qui ne sommes pas normaux.

Vous imaginez ce Botanix du pot installé sur la Main d'une petite ville universitaire du Connecticut ? Où à Toronto la-sans-fumée ? Impensable. Non, chez nous ça hurlerait : " Et nos enfants qui voient ça ! Vous n'y pensez pas, gnagnagna ". Chez nous c'est défendu ( sauf à Oka ).

Chez nous il faut mettre un casque pour faire du vélo. Eux ils sont des millions à pédaler tous les jours, un enfant sur le siège avant, un autre sur le siège arrière, enceinte jusqu'aux yeux, j'en ai même vu pédaler avec des bébés naissants dans une sorte de poche attachée autour du cou, et allez donc madame, dans le trafic... casse-cou les Hollandais ? Allons donc. Pensez à un moulin à vent, y-a-t-il quelque chose de moins aventureux qu'un moulin à vent ?

En huit jours j'ai croisé deux cyclistes casqués. Deux sur quinze millions. Je les ai arrêtés :
- Excusez-moi, vous êtes Américains n'est-ce pas ?
- Comment avez-vous deviné ?
Hé hé.

C'est dur de revenir de Hollande. D'abord parce que c'est très beau, pas seulement Amsterdam. Delft, Edam, Deventer... C'est dur aussi parce qu'ils sont gentils, pas snobs, pas Benetton pour deux sous. Mais le plus dur, c'est de les voir si straights, si pépères, mémères et en même temps si peu chiants.

Pourquoi pas nous ? Pourquoi nous, on est morons ? Moraux ? Et casqués