Le samedi 23 novembre 1996


Le pont d'or
Pierre Foglia, La Presse

Peut-être avez-vous entendu la nouvelle à CKAC ou à TQS : elle disait que les chroniqueurs de La Presse Réjean Tremblay et Pierre Foglia avaient refusé des offres du Journal de Montréal qui leur faisait un pont d'or.

Un pont d'or ? J'ai appelé les gens de TQS : " C'mon les boys, qui vous a dit ça ? "
- Réjean Tremblay.

Donc le Journal de Montréal a offert un pont d'or à Réjean Tremblay. Qui l'a refusé. Il n y a pas lieu de s'en surprendre. Vous connaissez Réjean ? Que voulez-vous qu'il fasse d'un pont d'or ? Une montagne d'or. Une mine d'or. Quebecor. Mais un pont ! Franchement ! Pourquoi pas un viaduc ?

En tout cas, moi, ça s'est passé autrement. Le Journal de Montréal m'a fait une offre, il n'a pas été question de pont ni de rien, ils m'ont tout simplement dit qu'ils aimeraient que j'aille chroniquer chez eux. Cela m'a d'autant plus flatté que je pensais être sur leur liste noire. J'ai encore en mémoire le mot que m'adressait M. Péladeau il n'y a pas si longtemps à propos d'une mienne chronique, qui l'avait hérissé : " Quand vous êtes drôle vous n'êtes pas totalement con, m'écrivait-il. Mais vous pouvez facilement le devenir quand vous dites des sottises en vous croyant drôle. " Avouez que ce n'est pas évident comme offre d'emploi.

Donc j'étais flatté. Intéressé ? Oui et non. Au fond, je me savais incapable de quitter La Presse, même si une petite voix dans ma tête me défiait : " Chicken, chicken. " J'étais aussi prodigieusement agacé par tous les gens qui me disaient : " On ne te voit pas là ! " Même ma fiancée m'avait averti : " Tu feras bien ce que tu veux, mais moi je vais continuer de lire La Presse. " On s'est un peu pogné. Fuck bébé, Bukowski écrivait ses chroniques dans un journal porno et Alexandre Vialatte, certaines des siennes, dans le Courrier des messageries maritimes. Sans parler de Ferron qui débattait du Refus Global dans la revue mensuelle de L'information médicale et paramédicale. Et moi je n'irais pas écrire au Journal de Montréal ? Allons donc. Je vais te dire, j'irais écrire n'importe où je trouverais des lecteurs pour me lire. Et je crois que, des lecteurs, le Journal en a quelques-uns.

- Eh bien vas-y. Pourquoi dis-tu, du même souffle, que tu es incapable de quitter La Presse ?

- Quand je parle de La Presse, je parle d'un lieu que je hante depuis 24 ans, je parle d'un itinéraire programmé dans ma tête. Pour que je puisse aller ailleurs, il faudrait d'abord me déprogrammer. Quand je parle de La Presse, je parle de l'ascenseur qui s'ouvre sur l'estrade des téléphonistes, je parle de Marie, la téléphoniste. Bonjour Marie. Bonjour le vieux, elle répond.

Quand je dis que je suis incapable de quitter La Presse, je veux précisément dire que je suis incapable de quitter Marie. Et Michel Magny. Je le nomme au hasard. Michel est chef du pupitre des sports. Michel et moi n'échangeons pas plus de 20 phrases dans une année et encore, c est pour se dire des pures niaiseries. Je saute dessus, j'y serre le kiki : " Mon gros sacrement m'a t'étouffer. " Il rit en disant que je dérange la production. On ne se reparlera pas avant deux mois, je tomberai sur lui par hasard en téléphonant pour demander un résultat de la NBA. Hé Michel, regarderais-tu si les Bulls ont gagné ? il bougonnera qu'il n'a pas le temps, qu'il travaille, lui, qu'il ne fait pas, des petites chroniques de temps en temps, lui. Mais je sais qu'il est en train de chercher sur son écran et qu'il va finir par me dire : les Bulls par 20 points, achalant.

L'autre jour, je suis entré dans le bureau de M. Landry pour négocier, j'ai dit : j'ai pas envie de m'en aller, M. Landry. J'ai pas envie de quitter Marie, Magny, Dubuc, Picher, Lysiane, Marso, Yves, Michel, Marcel, je nommais toute la salle de rédaction comme ça venait, pis je suis parti à brailler. Vous demanderez à Landry, je braillais.

N'empêche que je serais parti quand même. Pour plus de fric. Pute, avez-vous dit ? On est tous des putes. On a tous un prix.

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Quand le Journal de Montréal a mis un chiffre sur la table, la première idée qui m'est venue c'est : comment vais-je faire pour écrite sur la pauvreté avec cet argent-là ? La seconde : combien ça coûte une BMW ? Non c'est pas vrai. La seconde : " Ah bon, c'est ça que je vaux ? "

J'ai avec le fric un rapport complètement enfantin. " T'achèteras du lait et du pain ", me dit ma fiancée et c'est tout juste si, en me donnant des sous, elle n'ajoute pas comme ma mère, quand j'étais petit : " Perd-les pas là. " Le soir, j'y rends la monnaie.

Je ne vais jamais à la banque. Je ne vois jamais le compte du Bell, de l'électricité, du chauffage, je n'ai aucune idée du montant de notre hypothèque. Chanceux, direz-vous. C'est vrai. J'ai devant l'argent ce détachement léger des gens qui ont le bonheur de n'en point manquer, et la sagesse de n'en point espérer plus qu'ils n'en ont. La sagesse oui, parce que, y consacreraient-ils toutes leurs énergies, ils ne seront jamais plus argentés, ils n'ont ni le savoir-faire ni la vocation des faiseurs de fric.

Je pensais avoir réglé la question du fric une fois pour toutes, dans ma vie, en consommant modérément. Ça fait longtemps que je sais qu'on ne trouve pas le bonheur dans le catalogue de chez Sears.

J'avais réglé aussi la question du pouvoir. Le fric donne du pouvoir, très bien, mais le pouvoir ça donne quoi ? Ça donne du fric. Entre nous, tu parles d'un jeu de con. J'aime mieux faire du vélo. Ou du tricot. Ou des confitures...

Donc, comme je vous dis, il me semblait avoir réglé la question une fois pour toutes. Mais j'avais oublié un truc : le fric est aussi un instrument de mesure. Le plus cheap instrument pour mesurer l'Homme et sa fiancée. Mais aussi le plus courant.

Quand le Journal de Montréal a mis un chiffre sur la table, je me suis dit : " Ah bon, c'est ça que je vaux ? " Je n'y avais jamais pensé avant. Je me suis tourné vers M. Landry qui sait mieux que moi ces choses-là, et je lui ai demandé s'il trouvait que c'était, un bon prix.

Voilà toute l'histoire.

Il n'y a pas de pont d'or là-dedans. Disons une passerelle que j'emprunte à l'instant pour aller vous voir.