Le jeudi 30 janvier 1997


La sensibilité
Pierre Foglia, La Presse

Nous sommes des bébés gâtés, me dit un lecteur, en réaction à ma chronique de mardi qui racontait les mésaventures d'un patient à l'hôpital Sacré-Coeur ( je ne l'avais pas nommé, mais voilà, c'est fait ).

Au-delà des compressions et de l'encombrement des urgences, ce lecteur fait valoir que nous sommes plutôt bien soignés au Québec, à peu de frais, par un personnel compétent, généralement courtois et compatissant.

C'est juste.

Et le titre de ma chronique de mardi - la santé est malade - était bêtement lapidaire. Mes excuses à la santé.

Mais revenons brièvement à ce patient. Il est dans son lit. Il dort. Boum, boum, il est réveillé à coups de masse, et sa chambre est transformée en chantier de construction jusqu'au milieu de l'apràs-midi.

Il y a là une barbarie qui, sans être particulière au système de santé, je le veux bien, est omniprésente dans le système tout court. Dans la vie des gens. Elle se manifeste, cette barbarie, dans les pollutions, dans le bruit, dans les 25 camions de gravelle qui passent chaque jour devant la maison des rêves de ce petit couple qui ne savait pas, en l'achetant, qu'on allait réactiver une carrière des environs. Plus encore que dans le bruit et la laideur eux-mêmes, la barbarie est dans la manière dont ils nous sont imposés, au nom des intérêts supérieurs de l'économie...

Alors hein, tu fermes ta gueule citoyen, l'économie c'est sacré...

Parfois, c'est vrai, la barbarie est une nécessité. Mais c'est la manière. La barbarie est dans la manière. Ni avertissement avant ni bonne volonté pendant pour minimiser les inconvénients. La barbarie est dans l'arrogance, dans la toute-puissance du « donneur de jobs ».

Alors hein, tu fais pas chier citoyen, tu sais comme les jobs sont rares...

J'ai été, pendant des années, le voisin d'une scierie. Quand j'étais allé demander aux premiers propriétaires s'il n'y avait pas moyen de faire quelque chose pour le bruit, ils m'avaient reviré : « Scram, ici on travaille! »...

Un voleur vole vos biens, se fait prendre, il va en prison. Un moron vole ce qui vous est le plus cher, la paix, on lui donne des subventions pour vous emmerder un peu plus. Le bruit me poursuivait jusque dans mon lit, je rêvais d'incendies.

La scierie a fait faillite, puis elle a été rachetée, et les nouveaux propriétaires se sont présentés un jour à ma porte : « Bonjour, nous sommes les nouveaux propriétaires. » Ils m'apportaient une photo aérienne de la maison, on a parlé du village, des voisins, de leurs projets...

La scierie s'est remise en marche. C'était exactement le même bruit qu'avant. Mais le croiriez-vous? Je l'entendais beaucoup moins qu'avant. Ce qui dérange, finalement, dans un bruit industriel, c'est moins ses décibels que son arrogance.

Pour revenir au propos de mon lecteur du début, c'est vrai que nous sommes des bébés gâtés, notre système de santé n'est pas si pire, nos routes pas si défoncées, la police et la justice pas si pourries, l'éducation fait ce qu'elle peut pour changer de cap, et même notre justice sociale, pourtant écoeuramment minimale, est une des plus généreuses des pays industrialisés.

Notons pourtant que c'est le consommateur de services, le « bénéficiaire » en nous, qui est gâté par la société ( n'exagérons rien, disons que la société essaie de lui en donner pour l'argent de ses impôts ).

Quand le bénéficiaire ne consomme pas de services, ou ne consomme pas tout court, quand il est tout simplement assis sur sa galerie à écouter les petits oiseaux, on dit que c'est « une personne ». La différence la plus fondamentale entre un bénéficiaire et une personne, c'est que le premier fait valoir ses droits, alors que la seconde fait valoir sa sensibilité. Les droits sont défendus par des lois et des réglements. La sensibilité est sans protection.

Mon histoire de scierie a une suite. Je n'entendais donc plus le bruit, ou plutôt je l'entendais sans qu'il m'agresse, quand un soir d'été, le patron et sa madame arrivent à la maison en voisins. Bonsoir, bonsoir, asseyez-vous. On parle de choses et d'autres et je profite de ce qu'ils sont assis dans mon salon pour leur faire entendre ce que j'entendais à longueur de journée et une partie de la nuit...

- Ce n'est pas la scie, observe le monsieur en connaisseur, c'est le loader. ( Ça me faisait une belle jambe. )

- Il faut écouter de la musique, suggère la dame, vous n'entendrez plus la scierie.

Quand ils ont été partis j'ai fait confirmer par ma fiancée : a-t-elle vraiment dit que nous devrions écouter de la musique?

La dame était sincère et à mille lieues de se douter de sa candide insensibilité, si représentative de la culture PME, qui a remplacé, chez nous, la grossièreté petite-bourgeoise.

Du côté de la sensibilité, c'est encore le Moyen âge dans nos contrées, c'est encore la Roumanie, c'est encore l'Antarctique. Il y a même des gens qui, relisant cette chronique pour la cinquième fois, se demandent en ce moment : mais de quoi parle-t-il? Je ne comprends pas. Tu comprends toi? La quoi? La sensibilité? What the fuck is it?

UN PETIT COMIQUE - Vendredi soir dernier, Richard appelle le réseau Admission : « Mon nom est Richard » ... je travaille pour les Expos, j'appelle de la part de M. Brochu, je voudrais des billets pour les Back Street Boys, je vais les payer... « C'était faux il n'appelait pas de la part de M. Brochu. Richard est le plus obscur des employés des Expos, il vient d'être engagé, il gagne 308 $ par semaine. Il n'a pas eu de billets, il n'y en avait plus. Il a rappelé Admission un peu plus tard : « C'est de la part de M. Stoneman, le vice-président des Expos... » Il a rappelé cinq fois sans succès. Il était saoul. Il voulait impressionner ses amis.

Lundi, Richard a perdu sa job.

Vous trouvez que Richard a largement couru après? C'est aussi mon avis.

Je viens de parler à son boss, M. Beauregard, qui me dit qu'il a renvoyé Richard parce qu'il a terni l'image des Expos.

- Au fait, M. Beauregard, parlant d'image, comment s'appelle déjà ce joueur des Expos qui a cassé des trucs dans un avion d'Air Canada en insultant les Québécois francophones?

- Mike Lansing.

- C'est ça. Et l'autre là, qui est accusé de viol?

- Carlos Perez. Mais il faut je vous dise, M. Foglia, ils ne sont pas dans mon département.

Un petit comique.