Le samedi 17 mai 1997


La belle Pauline
Pierre Foglia, La Presse

Je suis retourné dans la classe de Pauline Ladouceur, à l'école Des-Quatre-Vents. Quand j'y étais passe au début de l'hiver, les enfants préparaient un travail sur la démocratie.

- Quelle mauvaise idée, avais-je dis à la maîtresse, des enfants de douze ans ! Apprenez-leur plutôt lire et à écrire.

Ils m'ont soumis leur travail la semaine dernière. Magnifique. Vraiment. Je redoutais des textes d'opinion, je n'avais pas compris qu'on allait leur montrer les institutions, les instruments de la démocratie. Ils ont rencontré et interviewé la présidente de leur commission scolaire, une conseillère municipale, leur député provincial André, Bourbeau. Le résultat est étonnant.

Je suis allé les féliciter et puisque j'étai là, j'en ai profité pour les tester un peu sur la campagne électorale en cours...

- Catherine, peux-tu me nommer les grands partis qui se font, la lutte dans ces élections fédérales ?

- Les NPD, les libéraux, les Reform Party, les Bloc québécois et euh, euh, Jean Charest, c'est quoi déjà ?

- Krystel ? Jean Charest, c'est quel parti ?

- Conservateur.

- Stéphanie, qui est chef du NPD ? C'est une dame.

- Maryse, combien de députés à Ottawa ?

( Maryse s'est tournée vers Laïla qui s'est défilée : " Regarde-moi pas, je le sais pas ! )

- Charles ?

- Deux cent quatre-vingt-quinze. Enfin, il en avait 295, mais ça va passer à 301.

Je vous rappelle qu'ils ont 12 ans. Qu'on n'est pas dans une école privée, mais à Saint-Hubert, dans une modeste école de quartier " défavorisé ", comme disent les travailleurs sociaux. Je ne crois pas me tromper en avançant que ces enfants-là sont mieux informés que leurs parents, et nettement au-dessus de la moyenne des enfants de douze ans de la province.

Grâce à la belle Pauline.

Mais n'allez pas vous imaginer une fée ou une magicienne ou je ne sais quoi. Elle ne marche pas au plafond. C'est le modèle courant de la maîtresse d'école. Un mari, trois enfants. Une normale. Elle n'a pas inventé une nouvelle méthode d'enseignement. Son truc avec les enfants est vieux comme le monde : elle les aime. Et ça marche. Ça marche ! C'est un bonheur de voir marcher ça. Les enfants sont excités sans être tannants ou carrément plates comme ils le sont souvent à cet âge ingrat. Sont intéressés. Veulent savoir. Veulent parler. Sont heureux. Ça ne les force pas une seconde de chanter tous les matins, debout à côté de leur pupitre : " Bonjour la belle Pauline "...

Philippe n'était pas là quand je suis passé, début décembre. Il vient d'une autre école. Ses parents ont divorcé, enfin bref, il voulait absolument me dire quelque chose, il a levé la main :

- Moi m'sieur, j'aimais pas ça l'école dans mon autre école. C'était toujours " Fais ceci, fais cela, prends ton livre, tais-toi ". Avec Pauline c'est différent. On l'écoute.

- Pourquoi ?

- Parce qu'elle est intéressante. Et puis qu'elle nous aime et nous aussi on l'aime. Voilà.

Le rouge de la confusion a empourpré le visage de là belle Pauline : " Excusez-moi, je m'y attendais si peu de sa part, et ça m'a fait tellement plaisir ", reconnut-elle plus tard en me reconduisant...

Je ne sais rien de plus difficile à capter que l'écoute des enfants. J'ai une admiration infinie - pour ces femmes - il se trouve que ce sont surtout des femmes - qui y parviennent. L'écoute des enfants est un champ au printemps. Le début de quelque chose. Bette Midler qui chante The Rose... far beneath the bitter snow, lies a seed... becomes a rose.

Avoir l'écoute des enfants, c'est avoir le privilège de refaire le monde.

Vingt-six petits moukmouks, filles et fils de chauffeurs d'autobus, de coiffeuses, de concierges, de danseuses, de vendeurs de chars et de chômeurs écoutent passionnément la belle Pauline, une madame ordinaire, 45 ans, un mari, trois enfants.

Si l'Homme et sa fiancée ont un avenir, il est tout dans ce précieux moment, dans cette écoute-là.

Dans cet échange entre 26 petits moukmouks et une madame ordinaire, il y a une magie qui console infiniment des politiciens qui n'en finissent plus, en ce moment même, de nous parler d'avenir. " L'avenir, c'est nos jeunes. " S'ils ne l'ont pas dit un milliard de fois : " nos jeunes ". Ils en ont tellement plein la bouche quand ils disent " nos jeunes " qu'on jurerait qu'ils ont, dans la bouche, le cadavre d'un rat.

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Le 1er mai dernier, la belle Pauline a rencontré Lucien Bouchard. Pour la fête des travailleurs, le premier ministre du Québec recevait cinq syndiqués choisis par les centrales. La CEQ a choisi la belle Pauline. On ne sait pas trop pourquoi. La belle Pauline n'est pas particulièrement active dans son syndicat, et si elle est bien un peu péquiste sur les bords, c'est sur les bords seulement et personne ne pouvait s'en douter.

En tout cas elle était très énervée. Elle en avait parlé à ses élèves. File leur avait dit : " Demain, à 10 h 10, vous penserez à moi très très fort les enfants... " Ils ont fait mieux que ça. Alexandre avait réglé sa montre qui sonne comme un réveille-matin, et quand elle a sonné à 10h 10, toute la classe s'est levée et a crié : " Vas-y Pauline ! " C'est la remplaçante qui a été surprise !

Pauline a trouvé M. Bouchard un peu froid. " Nous étions cinq et le premier qui a parlé a raconté qu'il avait perdu son emploi. M Bouchard l'a interrompu en lui disant qu'il ne pouvait pas régler les cas personnels. Moi je pensais qu'il pouvait au moins les écouter... Le second a parlé des hôpitaux. M. Bouchard s'est presque fâché. Il a dit : Vous n'allez pas me rapporter, chacun, vos petits problèmes. J'étais dans mes petits souliers parce que c'était mon tour de parler et que mes problèmes étaient plus petits encore que les problèmes des deux premiers. Si j'avais su, j'aurais préparé des questions sur la mondialisation et sur l'économie néo-libérale. Mais je ne savais pas. Je croyais que s'il invitait le monde ordinaire, c'était pour entendre parler des problèmes ordinaires du monde ordinaire. Je me suis lancée. J'ai dit : Trouvez-vous normal, M. le premier ministre, que je n'aie pas assez de dictionnaires pour tous mes élèves ? Et que je sois obligée de vendre du chocolat pour payer les deux ordinateurs de ma classe ? Savez ce qu'il m'a répondu ? Il m'a répondu : Qu'avez-vous contre le chocolat, madame ? J'étais déçue de mon voyage à Québec. J'avais hâte de retrouver les enfants. "

Le vendredi matin, elle était de retour devant sa gang.

- Bonjour la belle Pauline

Son visage s'est éclairé d'un grand sourire, et la classe a commencé.