Le samedi 31 mai 1997


Une journée dans la vie d'une masseuse
Pierre Foglia, La Presse

Je connais Simone par l'académie Michèle-Provost qu'ont fréquentée aussi mes enfants. Simone a continué à Brébeuf puis à l'UQAM en littérature. On s'est croisés avenue Laurier l'autre jour, elle sortait du café les Entretiens où j'entrais...

- Bonjour M. Foglia. Vous me reconnaissez ? Simone, mais si l'académie, vous avez déjà parlé à ma mère...

Je ne l'aurais pas reconnue. Elle était haute comme ça. C'est maintenant une jeune femme au milieu de la vingtaine. Elle a quelque chose d'Anna Schygulla. ( D'après ma fiancée, quand je dis d'une femme qu'elle a quelque chose d'Anna Schygulla c'est que j'ai envie de la sauter. Voyons donc. Comme si je ferais des folies avec une fille que j'ai connue haute comme ça...

- Qu'est-ce que tu fais de beau dans la vie, Simone ?

- Je suis masseuse.

- Masseuse ?

- Masseuse. Dans un salon de massage.

Elle a commencé quand elle était à Brébeuf. Pour se faire de l'argent de poche. Elle a répondu à une petite annonce dans Voir : " Cherche masseuse sans expérience. " Elle avait 17 ans, son premier client, un prof de karaté avec une couette, l'a trouvée bien niaiseuse.

- Te souviens-tu Simone, que ta mère m'avait envoyé un de tes textes, tu, devais avoir 12 ans ? T'écrivais drôlement bien. Écris-tu encore ?

Je viens de recevoir un texte de Simone. Ça s'appelle " Une journée dans la vie d'une masseuse. " Elle écrit toujours aussi bien.

Ah ! les écoles privées et tout..

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10 h 15 - Je suis encore en retard. Je vais me faire engueuler c'est sûr. Le taxi me dépose devant le fleuriste. Juste à côté il y a une petite porte avec une enseigne : Massothérapie. Je monte l'escalier quatre à quatre. Ouf, le Roumain est déjà enfermé dans son bureau. Il doit être en train de faire ses comptes. Je me change dans la salle de bains. Je troque mes Jeans pour une minijupe à carreaux, mes bottes pour des souliers vernis, mon t-shirt pour un chemisier légèrement transparent.

10 h 25 - Julie arrive. À sa façon de hurler " salut ! " comme si elle voulait réveiller les morts du cimétière Côte-des-Neiges voisin, je sais qu'elle est déjà " high ".

10 h 40 - Le livreur du dépanneur vient de monter la bière et les cigarettes. On s'installe toutes les deux au bureau de réception. Julie en porte-jarretelles et soutien-gorge, moi dans mon kit d'écolière. On ouvre une bière.

10 h 58 - Premier appel. " Salon de massage bonjooour ", répond Julie de sa voix deep throat. Baratin habituel. Les prix, 45 $ l'heure, 30 $ la demie. La liste des services. Massages californien, suédois, européen. Européen ça veut dire de " détente complète ". Les avertis disent " un complet ". Petit rire chatouillé de Julie, l'autre vient de lui demander s'il y a des " extras ". Au téléphone c'est toujours non. Prudence.

11 h 15 - Le Roumain sort de son coqueron traînant avec lui une forte odeur de cigare. Ses gougounes en plastique râpent le prélart. Il vérifie le cahier de rendez-vous. Il est vide. Le Roumain repart en marmonnant dans sa barbe. Sauf qu'il n'a pas de barbe.

Midi et deux autres bières plus tard - Rien à signaler. Julie me raconte sa famille pour la millième fois. L'épisode de son frère atteint de sclérose en plaques qui a essayé de tuer sa femme en la poursuivant en chaise roulante.

12 h 05 - Premier client. Malgré le cinéma de Julie qui roule des hanches, qu'elle a maigres, et des seins qu'elle a pas, le client me choisit.

Le massage commence. Le dos. Les bras. Les fesses. Les jambes. Le client me tripote un peu. Je le laisse faire jusqu'à ce qu'il se décide à demander un extra. Ça marche comme ça au salon : le massage c'est pour le Roumain. Les extras c'est pour les masseuses. Montre Gucci, cellulaire, celui-là semble avoir les moyens. Je monte légèrement mon prix. Le client proteste :

- 60 $ pour ça ?

Sauf qu'il n'est plus en état de refuser.

Je ne pense à rien. Je regarde l'horloge accrochée au mur. Deux minutes. Avec de l'huile et un peu d'expérience c'est le temps que ça prend. Deux minutes.

- Pourquoi tu fais ça, il me demande...

C'est la question à 5000 piastres. Ça leur fait tellement plaisir quand on répond : " Parce que j'aime ça. "

13 h 20 - Client numéro 2. Je donne un coup d'oeil dans la pièce où il m'attend depuis cinq bonnes minutes, tout nu sur la table. Je ne l'ai jamais vu. Je demande au Roumain, lui non plus ne l'a jamais vu. Dans le vestiaire de l'entrée, je fais les poches dans le manteau de l'inconnu : des clefs et un de ces chocolats " Baci " dans du papier d'argent, qu'on vend à la caisse des épiceries italiennes de la rue Saint-Laurent. Comme ça, pour rien, je pique le chocolat.

14 h 00 - Client numéro 2, suite. Il est bien sage. La gêne d'une première visite. On cause. Mes études en littérature russe, mes parents grecs, je dis n'importe quoi. Ma seule idée c'est de l'amener, par frôlements successifs au chapitre des extras. Un râle nous parvient de la salle voisine où opère Julie. Ça lui donne des idées. Il se décide. J'y fais son truc. J'y prends ses sous. Au revoir monsieur.

17 h 10 - Julie et moi on s'est inscrit chacune un faux client dans le cahier des rendez-vous. Comme ça on est certaines d'avoir une pause. Deux faux clients qui manquent leur rendez-vous en même temps, c'est un peu louche. Mais le Roumain est un peu con. Il ne fera pas le lien.

19 h 15 - Client numéro 5. Mon gérant de provigo. Toujours pressé, après. Il se rhabille en vitesse, mal à l'aise. Il tend l'argent sans me regarder. Pour le faire chier, je fais exprès d'être en train de ranger l'huile ou de plier les serviettes, et je le laisse attendre comme ça, un moment, la main tendue, avec l'argent.

Lui aussi m'a demandé pourquoi je faisais ça. Je lui ai joué un air de violon : mes trois enfants, leur père en prison. La Janette Bertrand qu'ils ont tous en eux n'a fait qu'un tour : il m'a proposé une job de caissière dans son Provigo.

21 h - Je suis de retour à la maison. Ma coloc est sortie. Pas de message dans ma boîte vocale. Je compte ma recette de la journée cinq extras, 280 $. Je vais peut-être m'acheter un manteau.

lOhl5 le lendemain - Je suis encore en retard. Je vais me faire engueuler c'est sûr. Je monte l'escalier quatre à quatre. Je me change dans la salle de bains. Je troque mes jeans pour une minijupe à carreaux. Ah tiens, le chocolat du client d'hier. Je l'avais oublié dans la poche de ma jupe. Merde il est tout fondu. Ça fait rien, je lèche le papier.

Julie vient d'arriver.