Le mardi 10 juin 1997


Les mangeurs de graines
Pierre Foglia, La Presse

Le bonhomme portait des goggles comme pour faire de la soudure ou de la plongée sous-marine, mais il faisait juste de la tondeuse. C'était dimanche matin, en plein centre du village de Frelighsburg. Le bonhomme s'activait sur un bout de pelouse torturée et en pente. Il mettait une sorte de rage perfectionniste à éradiquer le pissenlit, passant et repassant 20 fois, grattant jusqu'à la terre. Il maniait une de ces tondeuses pour aller dans les coins, pas plus grosse qu'un balai, mais qui font du bruit comme trois hélicoptères.

Juste de l'autre côté de la rue, la terrasse du restaurant les Deux-Clochers était pleine de gens qui petit-déjeunaient. Et il y avait un type qui disait à sa blonde, qui criait plutôt :

- Y fait-tu assez beau !
- Hein ? Parle plus fort, je comprends rien !
- Je disais qu'on était bien. L'hiver a été long, mais ça valait la peine d'attendre...
Si la tendance se poursuit, je prédis une vague de meurtres au Québec à cause du bruit. Les tondeuses le dimanche matin, les véhicules tout terrain, les motomarines, les avions qui survolent Montréal...

Tiens, j'ai un confrère qui a le fleuve Saint-Laurent pour jardin. Il y cultivait le cumulus à ras l'horizon, les levers de soleil et le clapotis mouillé des soirées ombreuses quand, avec les premiers beaux jours, le fleuve s'est mis soudain à vomir des dragons pétaradants dans son jardin, vous savez ces motomarines qui mènent plus grand train que des motoneiges. Homme de mesure, mon confrère s'est d'abord adressé au conseil municipal où on l'a écouté poliment, sans plus. Puis il est allé au quai prier les jeunes d'aller motomariner en aval où il n'y a pas d'habitation. Il crut qu'on l'avait entendu. Hélas, la leçon est à refaire chaque jour aux nouveaux venus. Dimanche, à la fin d'une journée d'enfer, mon confrère a eu un geste d'impatience en direction du troupeau vroumvroumant. Bombant le torse, un nono fluo a fait demi-tour, a éteint son moteur, et a lancé : " Hey ! Le mangeux de graines ! Tu sais pas vivre ? "

Mon confrère, qui déteste les armes autant que les moteurs, parlait ce matin d'acheter une carabine.

Il y a près de chez moi un petit lac qui s'appelle le lac Selby, petit lac classique, avec sa ceinture de chalets loués à gros prix pour l'été. Il y a une motomarine sur le lac, une seule, mais qui marche toute la journée. Ils sont toute une gang à l'utiliser : quand l'un est tanné, l'autre embarque ; ça commence le vendredi soir, ça finit le dimanche soir. Le monde est en train de devenir fou.

Ça va mal finir.

C'est qu'on touche ici à quelque chose de sacré : la sainte paix. On travaille toute sa vie pour se payer un peu de confort. Pour de plus en plus de gens, le confort est de plus en plus affaire d'environnement : des arbres, du silence, de l'eau ou une colline, toutes choses d'autant plus précieuses et fragiles qu'elles ne s'" achètent " pas vraiment. Elles sont là. Il s'agit seulement de les préserver.

C'est de plus en plus difficile.

Toutes les semaines dans mon courrier, deux ou trois lettres me parlent de vie gâchée par une porcherie, un champ de tir, une vieille carrière qui reprend du service et les 50 camions qui la desservent. Par le fils du voisin qui vient de s'acheter une moto pour faire du motocross. Par des " 4 roues " que conduisent, comme des fous, des enfants de dix ans.

Les règlements ? Inexistants, inopérants. Les PME qui donnent de l'emploi, qui paient des taxes municipales, ont tous les droits. Puis viennent les producteurs, les marchands et les consommateurs. Ne comptez par sur le marchand de motomarines pour restreindre, de quelque façon, l'accès du fleuve au petit cow-boy qui vient de lui acheter une machine de 5000 $.

Si tu ne diriges pas une PME, si tu n'élèves pas 10 000 truies dans ta cour, si tu ne vends pas de motomarines, si tu n'en achètes même pas, veux-tu bien me dire ce que t'es ? T'es rien. Tu sais pas vivre. T'es rien qu'un mangeux de graines. Ferme donc ta gueule !

Je connais un monsieur qui fabrique du fromage. Une entreprise connue. Il a un tout petit avion à hélices. Il a des amis qui ont des petits avions aussi. De temps en temps, il va leur porter du fromage. En avion. Savez-vous le bruit que ça fait, un avion qui décolle, même petit ? Le Bed and Breakfeast voisin a fait sa pub sur la tranquillité ; c'est samedi matin, les hôtes sont sur le patio, oeufs bénédictine et confitures aux fruits des champs, on s'extasie sur un cardinal à poitrine rose dans la mangeoire, quand tout à coup, vroum, vroum, vroum ! au bout de la piste, le putain de coucou vient de lancer ses tric moteurs...

J'ai un ami qui habite un village voisin et travaille en ville, 200 km par jour. Lui et sa femme ont choisi la campagne, pour les enfants et pour la beauté de la chose. Le cultivateur d'en face vient de dresser quatre silos qui font un bruit tel que, lorsque les quatre séchoirs sont en action, mon ami ne peut pas avoir une conversation normale avec sa femme sans crier.

On ne comprend pas, quand on n'est jamais passé par là, combien cela peut bouleverser une vie. Mener à l'obsessif ressentiment et même à la maladie. Je ne plaisante pas. Il s'agit là d'un dérangement considérable, comparable à un drame familial, à un deuil. Mais si on a le malheur de protester, on se fait dire de retourner en ville. Il ne faut surtout pas entraver " le droit de produire ", comme ils disent à l'UPA. Pardon ? Le droit de jouir, dites-vous ? De quoi parlez-vous ?

Ça va mal finir. Il va y avoir des coups de fusil bientôt et des incendies qui ne seront pas tous dus à la sécheresse. Ou pire. Ça va finir comme chez les Américains, par des ensembles résidentiels gardés par des flics privés, régis par des règlements internes qui préciseront la couleur des fenêtres. Ça va finir comme d'habitude. Les plus riches vont se bâtir des Ville Mont-Royal à la campagne. Et que les autres mangent de la marde. Ou des graines.

À moins, on peut toujours rêver, à moins qu'on commence à se soucier de la vie commune. Ce qui serait un fichu beau projet de fin de siècle. Au lieu de s'épuiser en un million de chicanes, de se disperser en un million de règlements, se faire juste une loi, très claire, très courte, que les enfants seraient obligés d'apprendre à l'école et qui dirait seulement ceci : il est interdit de faire chier le monde.