Le jeudi 14 août 1997


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Pierre Foglia, La Presse

À près un long séjour en Europe, j'aime renouer en douceur avec le Québec, à Charles-de-Gaulle, à l'aire d'embarquement pour Montréal. À l'abri d'une revue que je fais semblant de lire, je me laisse envahir par les mots, les accents, les gens... et c'est comme avancer tout doucement dans la mer. On en a au genou, à la taille, au cou et oups, presque tout de suite par-dessus la tête : " Excusez-moi, vous ne seriez pas M. Foglia par hasard ? " On reprend pied, on s'ébroue. Non madame, je ne suis jamais par hasard.

L'avion du retour était plein de bébés dont un rouge. Une petite fille d'un roux flamboyant, d'à peu près deux ans. Elle venait de s'échapper des bras de son papa, je l'ai arrêtée, au passage : " Comment tu t'appelles, bébé rouge ? " La question conne. La question mouton. Comment du-da-bèèèèle ? Mais bon, je n'étais quand même pas pour lui dire : " Hi baby, je capote sur les rouquines, donne-moi ton numéro de téléphone j'irai te garder samedi soir ! "

Ah si, si. J'ai toujours aimé les enfants. Les miens un peu moins. Mais les enfants des autres, beaucoup, toujours. Vous ai-je dit que j'étais grand-père ? Les gens sont bizarres. Ils n'arrêtent pas de me demander : " Quel effet ça fait ? " Quel effet tu veux que ça fasse ? C'est l'enfant d'une autre. Tu l'as quand tu veux. Et le plus merveilleux : tu ne l'as pas quand tu ne veux pas. Mais ce n'est pas ce que les gens veulent savoir. Ils veulent savoir : " Est-ce que tu sens plus vieux parce que t'es grand-père ? " Je n'ai pas vieilli d'un jour. Je n'ai pas rajeuni non plus. La seule différence, c'est dans les librairies : j'ai recommencé à tripper sur les livres d'enfants. La veille de mon retour, j'en ai dégotté un magnifique à la FNAC des Halles. Une histoire d'ogre rigolote.

Je vous la raconte, allez. Ça va nous faire du bien. Je vois qu'il n'y a pas grand-chose de drôle dans les journaux ces jours-ci. C'est plein d'avions qui tombent, de petits enfants qui reçoivent des coups sur la tête, un ogre en cache un autre... au moins le mien est rigolo, et il n'est pas en Mercedes. Il est en bateau.

Alors voilà, c'est l'histoire d'un ogre qui n'avait rien à souper et qui s'en va à la chasse. Il attrape une petite fille, un loup et un gâteau. Vivants. Pas le gâteau. Un gâteau n'est jamais vivant, encore que des fois, quand il y a de la crème dessus, comme celui-là, on dirait que si. En tout cas, l'ogre avait bien hâte de rentrer chez lui et de se mettre à table. Sauf qu'il habitait un grand château et que pour y aller, il fallait traverser une rivière en bateau, et que son bateau était trop petit pour transporter tout le monde en même temps. Alors l'ogre a fait d'abord traverser la petite fille. Puis il est revenu chercher le loup. Qui se léchait les babines, le loup ! C'est qu'il comptait bien bouffer la petite fille pendant que l'ogre irait chercher le gâteau. Heureusement, l'ogre comprit son erreur. Il fit demi-tour pour ramener le loup à son point de départ et rapporter le gâteau. Mais cette fois, c'est la petite fille qui se léchait les babines. Elle se disait qu'elle mangerait le gâteau pendant que l'ogre irait rechercher le loup. L'ogre était bien embêté : " Mes petits crisses, vous commencez à me faire chier ", dit-il, ou presque.

La suite, je ne vous la dis pas. Faudra acheter le livre.

J'ai aussi acheté un autre livre à la FNAC, pas pour les enfants, pas vraiment pour moi non plus, en fait je l'ai juste acheté pour le titre : Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable. C'est génial comme titre, non ? Ce sont des petites pensées qui commencent toutes par : " Je pense que ", comme celle-ci, tiens : " Je pense que les jolies femmes sont encore plus jolies les cheveux mouillés. C'est vrai aussi pour les moches. " Ou celle-ci : " Je pense qu'on devrait demander à un soldat qui tue un ennemi de téléphoner à ses parents. "

C'est ce livre-là que je lisais en attendant l'avion du retour. Et il y avait cette fille rouge qui me tournait autour et j'ai ajouté une petite pensée à mon livre : " Je pense que je suis amoureux fou de toutes les rouquines du monde quel que soit leur âge et la couleur de leurs cheveux. "

- Comment tu t'appelles ?

- Elle s'appelle Aïki Simard, m'a obligeamment renseigné le papa. Ou plutôt Aïki Mekerian, a-t-il corrigé, du nom de sa maman arménienne née en Syrie. " J'aime mieux le nom de la mère que le mien parce que des Simard, y'en a déjà trop au Québec ", a-t-il ajouté. A-t-il dit " trop " ou " beaucoup " ? Qu'importe. Ça voulait dire, amenez-en des Mekerian, des Sri Lankais et des Bulgares.

Ça m'a fait penser que je venais de passer un mois à travailler en France, le Tour de France, 4000 personnes, pas un Noir, pas un Arabe, un gros village tout blanc.

Ça me fait penser que je suis tanné, plus tanné que n'importe quoi d'autre en ce moment, de tous ces gens qui se taisent, qui laissent dire que le Québec est une terre d'intolérance, de racisme, d'intégrisme et autres rampantes conneries. Après un long séjour hors du Québec, c'est aussi la crainte de replonger dans les eaux glauques de vos silences qui me saisit.

Mais bon, je ne pouvais pas non plus ne pas revenir, ma fiancée m'attendait dans sa robe bleue.

Fils de pub -

Je connaissais Lauzon depuis sa dernière année à l'UQAM. Il habitait au-dessus de chez ma fiancée, avenue Laurier, chez Angelo, le tailleur. La nuit, j'entendais se rhabiller les filles qu'il avait ramenées, leurs talons dans les escaliers, clac, clac, clac. Plus tard, on s'est parlé. Dans les bars. La dernière fois qu on s'est vu, il m'a parlé d'avion et de moto, il disait comme il aimait voler dans le Grand Nord. Il disait comme il aimait la moto la nuit, le bruit du moteur. J'aimais sa vivifiante méchanceté. Il était la preuve vivante de ce qu'avançait Nietzsche : la méchanceté développe l'esprit. Un vrai fils de pub. Je ne sais pas si le Québec a perdu un grand cinéaste en Lauzon, je ne connais rien au cinéma. Mais pour la méchanceté, je m'y connais un peu, mais pour la méchanceté si nécessaire à l'hygiène mentale, le Québec a perdu infiniment.

Je l'imagine là où il est maintenant lisant les journaux et tombant sur ce titre : " Fort Boyard sera diffusé malgré la mort de Marie-Soleil Tougas ", je l'entends d'ici : " Décidément, on est mort pour rien. Surtout toi, chérie. "