Le samedi 16 août 1997


Les hommes d'affaires de Laval
Pierre Foglia, La Presse

Un autre chauffard, celui-là dans une BMW aux vitres teintées, a tué un enfant à Saint-Léonard et s'est enfui.

Je me suis posé la question : est-ce que je pourrais faire un truc pareil ? Heurter un enfant, mettre toute la gomme et rentrer à la maison : " Bonsoir chérie, qu'est-ce qu'on mange ? "

Est-ce que je pourrais ?

Attendez, attendez. Faut que je vous dise avant que je ferais des tas de trucs que vous ne vous doutez peut-être pas que je suis capable de faire... Pas une banque, ben non, je ne ferai jamais une banque, trop chicken. Ni tuer des gens de sang-froid, non non, pas ces trucs-là. Je ne serai jamais un serial killer, je suis plutôt, comme vous d'ailleurs, de la race innombrable des serial fuckers, la race des trous de cul ordinaires qui ne font jamais de bassesses sauf quand c'est très bien payé.

Mais bon, irais-je jusqu'à m'enfuir après avoir tué un enfant avec ma Mercedes 300 ou ma BMW aux vitres teintées ? Je peux difficilement répondre à cette question pour une raison un peu idiote : je ne m'imagine tout simplement pas au volant d'une Mercedes 300 ou d'une BMW aux vitres teintées. Et vous dire la vérité, dans ces histoires de chauffard, c'est ce qui me dégoûte le plus : la marque des voitures.

Ce qui m'enrage un peu aussi, c'est d'imaginer la conversation que j'aurais pu avoir avec le propriétaire de la Mercedes 300, par exemple, AVANT l'accident. On dit que c'est un homme d'affaires de Laval. J'ai eu souvent des conversations avec des hommes d'affaires de Laval, ça se passe presque toujours de la même façon, ils sont un peu chauves sur le devant, ils portent une chemise blanche avec des rayures vertes et ils lèvent le ton pour dire : " Ah c'est vous ça qui écrivez des conneries dans le journal ? Ma femme vous aime bien. " Et ils me prennent amicalement par le bras pour me montrer qu'ils ne m'en veulent pas du tout d'être assez con pour amuser leur femme.

Des fois, quand je n'aime vraiment pas leur chemise, je leur parle économie. Je leur dis qu'ils ne paient pas assez d'impôts. Ça fait des vagues dans leur verre de vin. Des fois, ils en renversent un peu sur leur chemise que j'aime pas.

Ils me répondent que c'est à cause des socialistes comme moi s'il y a du chômage. Trop d'impôts, pas de profits. Pas de profits, on ferme l'usine. Bien avancé, hein ? Tu t'en fous toi, plus ça va mal, plus t'écris des conneries. Ah ah ! Ils me reprennent par le bras pour me montrer qu'ils ne m'en veulent toujours pas d'être de plus en plus con. C'est pas grave. Continue d'écrire des niaiseries dans la gazette, tu fais bien ça. Eux vont s'occuper du reste. L'économie. L'éducation. Les jeunes ne savent plus leur français, faut repartir de là. La famille. Les vraies valeurs, quoi. Ils se lèvent. Vont se chercher un dernier verre. Reviennent. Se penchent à mon oreille :

- Ça fait-tu longtemps ?
- Quoi ?
- Que tu t'es fait sucer !
Ah ah ! Sont contents. Je dois faire une drôle de tête. Attends que je raconte à ma femme la tête que t'as fait, elle me croira pas !

Puis ils s'en vont dans leur Mercedes 300 ou leur BMW aux vitres teintées. Ils en rient encore ! Ce Foglia tout de même, quel con.

La protection de la jeunesse -

Décidément, l'été fait froid dans le dos des enfants. Bébé battu à mort. Bébé mordu au visage par le rat de sa mère. Mère dépressive qui tue ses deux enfants avant de suicider.

Commission d'enquête. Pourquoi, se demande le public, pourquoi la DPJ, la Direction de la protection de la jeunesse dont l'intitulé même est une promesse - protection de la jeunesse - n'a-t-elle pas protégé ces jeunesses-là ?

Deux mots de la Direction de la protection de la jeunesse que j'ai beaucoup fréquentée à l'occasion de nombreux reportages. Dire d'abord que cet indispensable instrument que la société s'est donné pour protéger les enfants maltraités fonctionne admirablement bien la plupart du temps, et que le laxisme dans le suivi des dossiers, que subodore le public et que suggèrent les horreurs de l'été, n'est pas du tout le genre de la maison. La DPJ est tout le contraire du laxisme et du laisser-faire.

Et vous savez ce que c'est le contraire du laxisme ? C'est l'excès de zèle. C'est presque pire.

Je n'ai jamais rencontré à la DPJ un fonctionnaire, une travailleuse sociale, un avocat qui se pognait le cul. Par contre, j'ai parfois eu affaire à des zélés. Là est parfois le problème. Là est parfois le danger. Là est le besoin de surveillance publique. Des gens qui ont le redoutable pouvoir, l'épouvantable responsabilité de dire à une mère, à un père : " Monsieur, madame, je vous enlève vos enfants parce que vous représentez un danger pour eux ", doivent être absolument supervisés, contrôlés, questionnés régulièrement. Là, à la frontière pas très définie, où s'affrontent parfois la morale publique et le droit des parents à élever leurs enfants " autrement ", là une commission d'enquête aurait dû mettre son nez depuis longtemps. Non que le scandale et l'injustice y fleurissent, mais parce que là, les risques de dérapage sont réels. Là, les abus de pouvoir sont possibles, presque inévitables, dirais-je.

Au lieu de cela à quoi s'intéresse la commission d'enquête ? À un accident. Affreux. Terrible. Mais un accident. Peut-être qu'un fonctionnaire de la DPJ a effectivement commis une erreur. Peut-être qu'un bébé est mort par la faute d'une mauvaise évaluation. Peut-être. Mais c'est un accident. Quand bien même on en fera le tour cent fois, on ne corrigera, on ne réparera, on ne préviendra rien. Il n'y a pas de leçon, pas de statistique significative à tirer d'un accident. Pas de lien de cause à effet à établir.

On ne fera que relancer le zèle des gens de la DPJ qui se sentiront pressés par l'opinion publique de prendre encore moins de risques, je veux dire d'utiliser leur pouvoir plutôt que leur discernement.

À ne tolérer aucun risque on court le pire : celui de l'injustice. Tétanisée à l'idée d'un accident, obsédée par la prévoyance, la société s'enchaîne à ses peurs et oublie de poser les questions qui la ferait avancer. Celle-ci, tiens : qui a réellement tué ces bébés-là ?

Qui ou QUOI.

Une commission d'enquête sur la misère ? Chiche.