Le samedi 23 août 1997


Les honnêtes gens
Pierre Foglia, La Presse

Il n'aura fallu que 15 minutes au jury pour rejeter la demande de libération conditionnelle de Clifford Olson. Bien.

Ma question : pourquoi tout ce chiard pour une formalité ? Depuis 15 jours, du Olson à pleines pages dans les journaux ( surtout anglophones ), éditoriaux, tribunes téléphoniques, le téléjournal ouvrait là-dessus, pourquoi rappeler un crime vieux de 16 ans, pourquoi se conter des peurs alors que les risques que ce tueur d'enfants soit libéré étaient de l'ordre de un sur mille milliards ? Pourquoi réveiller l'horreur ?

Comment ne pas conclure que l'homme et sa fiancée aiment frissonner ? Aiment les histoires de peur ? Que l'évocation du sang, de la souffrance, de la mort les excite prodigieusement ?

J'ai entendu à la radio le père d'une des victimes raconter qu'il avait regardé Olson dans les yeux : " Puis je lui ai fait bye bye. J'étais content. " Content de quoi ?

Je vais vous dire un truc que vous n'aimerez pas : je redoute moins l'inhumanité des monstres psychopathes que l'âme carnassière de l'honnête homme.

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C'est aussi de l'honnête homme dont je parlais l'autre samedi. Pas assez clairement, il faut croire. Vous ne l'avez pas reconnu déguisé en homme d'affaires de Laval. Mais c'était lui. L'irréprochable honnête homme. Bon père et bon époux. Qui croit en Dieu. Dur à la tâche. Obéissant aux lois. Il aime sa mère et le Canada. Il a l'estime du président de sa chambre de commerce. Il n'a jamais volé un fromage. Irréprochable, dis-je.

Mais soudain, une nuit, un accident fait basculer son univers.

Je ne suis pas d'accord avec Nathalie. L'honnête homme ne fuit pas en avant. Il fuit en arrière. Il veut que ce ne soit pas arrivé. Il veut continuer d'être honnête, irréprochable. Il veut garder l'affection de sa femme, de ses enfants, du président de la chambre de commerce. Il veut garder sa maison de campagne, ses REER, sa Mercedes, sa BMW, son Marinoni.

Nathalie se trompe. Ou c'est les statistiques. Plus l'homme honnête a beaucoup à perdre, plus il se dépêche de faire réparer la bosse sur la carrosserie de sa Mercedes. Plus il veut que rien ne soit arrivé.

Nathalie se trompe sur autre chose encore quand elle laisse entendre qu'elle ne ferait jamais un truc pareil. Elle ne peut pas savoir. Elle a beaucoup à perdre. Comme moi. Comme vous. Et on est tous également d'honnêtes gens, ce qui n'est absolument pas rassurant pour les ti-culs à vélo. L'honnêteté est un faisceau de conventions et de pratiques, une syntaxe du vivre ensemble. On paie ses impôts sans tricher. On se croit au-dessus du petit salopard ordinaire. On fait la morale.

Et puis crac. Une nuit, on tue accidentellement quelqu'un. Pas de témoin. Personne ne saura jamais. Alors là, dans la nuit, comme Jésus sur la croix, on dit mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Et ce n'est pas d'honnêteté dont on a besoin, alors.

C'est de ? Dites-le, de ?

- De courage.

Bon. Je savais que vous pensiez au courage. C'est pourtant la plus aléatoire des vertus. Contrairement à ce que l'on croit, le courage ne vient pas comme ça, en se forçant un peu. Le courage est une grâce. Comme la noblesse. Mieux vaut ne pas compter sur le courage pour faire un homme de soi.

L'amour est plus sûr. Tout seul, dans la nuit, sans témoin, c'est d'amour dont on a besoin. Si cela m'arrivait, je souhaiterais aimer assez la vie pour ne pas la trahir.

Mais personne - personne - ne peut jurer de ce qu'il ferait. On croit savoir. On dit la vie c'est ceci, c'est cela et puis une nuit crac, on la trahit pour une Mercedes, une BMW, des REER, un Marinoni. Pour une maison de campagne. Pour garder l'affection de sa femme, de ses enfants, et l'estime du président de la chambre de commerce.

On se croit au-dessus du petit salopard ordinaire. On est peut-être un petit salopard ordinaire.

On ne sait pas.

LE PLUS DUR -

Sont-ce des os d'esclaves noirs ? Ou sont-ce des os de vache ?

Saint-Armand s'interroge. Avec une certaine mauvaise foi, dois-je dire. Il ne fait aucun doute qu'une trentaine d'esclaves noirs ont été enterrés au lieudit Nigger Rock sur la ferme des Benoit. Des documents de la Société d'histoire de Brome-Missisquoi attestent qu'un colonel loyaliste, Philip Luke, vivait là au siècle dernier avec ses esclaves noirs et on sait que les esclaves n'étaient pas acceptés dans le cimetière local, encore moins dans le cimetière familial. Quand ils mouraient, on les enterrait dans le champ.

Hank Avery, un instituteur noir de la ville voisine de Bedford, s'excite beaucoup le poil des jambes pour que le lieu soit marqué d'une plaque qui confirmerait qu'" Ici reposent des esclaves noirs ". Je trouve aussi légitime sa demande que fatigant son zèle. Je crois que la mémoire se cultive dans les livres et les cours d'histoire, pas dans les cimetières, mais bon, il la veut sa plaque. Qu'on la lui donne avant qu'il se mette à nous traiter de racistes, je sens que ça s'en vient. Et on l'aura cherché. L'entêtement que l'on met à lui refuser de reconnaître ce fameux site devient aussi suspect que son zèle à l'exiger.

Ça me fait penser aux gens qui refusent de faire baptiser leur enfant, alors que ça ferait tellement plaisir aux grands-parents. Ah non. Pas question. Sont athées. " Vous n'êtes pas athées, je leur dis, vous êtes cons. Si vous étiez vraiment athées, vous n'en auriez rien à foutre. Ça veut rien dire, baptiser. "

Si le cimetière des esclaves était dans mon champ, je ne me contenterais pas d'une plaque. J'érigerais un mausolée. J'écrirais un téléroman négrologique sur les esclaves de Saint-Armand avec Réjean et Fabienne, et comme il existe un village d'Émilie, il y aurait un jour un village de l'oncle Tom, avec un petit musée, et des stands où l'on servirait des sweet potato pies tellement bonnes que les gens accourraient du fond du Mississippi pour en redemander. Je deviendrais très riche. Je m'achèterais une Mercedes. Nathalie serait très jalouse, et moi très prudent. Je ferais attention de ne tuer personne, mais si par hasard il m'arrivait quand même de renverser un enfant, je le rapporterais à ses parents pour qu'ils puissent faire leur deuil tout de suite, pas 80 jours après. Ils disaient à la radio l'autre jour que " c'est ça le plus dur pour les parents : d'avoir à refaire leur deuil 80 jours après quand l'affaire rebondit ".

Je leur éviterais le plus dur.