Il y a dix ans, Charlot avait 16 ans. Il allait à la polyvalente Jacques-Rousseau où il vendait du hash pour payer celui qu'il consommait.
- À quel âge, ta première pof ?
- 12 ans.
- Où ?
- À l'école.
- Pourquoi ?
- Pour écouter Pink Floyd.

Il y a dix ans Charlot avait 16 ans. Il écoutait Pink Floyd et fumait du hash toute la journée. Il venait de se faire foutre dehors de l'école quand je l'ai rencontré. Je me souviens que l'entrevue avait eu lieu dans un petit café de la rue Saint-Denis qui n'existe plus ( La Galoche ). Je me souviens que pendant que je lui posais mes questions, je faisais un rêve dans ma tête, je voyais Charlot marcher sur une voie ferrée, et je hurlais " Le train, Charlot, le train ! " mais c'était juste dans ma tête que je criais, juste dans mon rêve, dans la réalité du petit café je continuais de poser mes questions. De toute façon, rien n'aurait pu faire débarquer Chariot de sa track.

Dans la chronique qui avait suivi, je disais " C'est une histoire triste que je vous raconte aujourd'hui et qui sera encore plus triste demain parce qu'il n'y a rien à faire. "

C'était bien vu pour la trajectoire. Mais j'avais tout faux pour la vie. J'ai revu Charlot hier. C'est une belle histoire que je vous raconte aujourd'hui.

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- Y'a un truc que je voudrais savoir tout de suite, Charlot. Il y a dix ans, quand t'es sorti de La Galoche, après l'entrevue, as-tu été heurté par un train ?

C'était pas un train. C'était le métro. Charlot est devenu dealer à la station de métro Longueuil. Il s'est mis à vendre de la coke aux " preps " de Saint-Lambert, de l'acide aux punks de Saint-Hubert, du hash aux grunges de Brossard. Et pour lui-même, le top du top, de l'héro en intraveineuse. Charlot est devenu junkie.

Overdose. Hôpital Pierre-Boucher et ponctions lombaires. Flics, claques sur la gueule, prison... Une longue longue longue nuit de sept ans, une longue longue longue descente jusqu'à l'informe, jusqu'au vagissant. Sept ans d'absence de soi. Un petit écriteau dans le regard : " De retour dans cinq minutes, après ma piqûre. " Cinq minutes qui ont durée sept ans. Ces régions de soi d'où on se retire et qui deviennent peu à peu des croûtons de pizza refroidis. La vie qui se ramasse dans la grosseur d'une olive. Tandis que la pire dépendance de toutes tire le junkie vers le fond de sa nuit. Là pire dépendance ? Celle qu'on oublie toujours quand on parle de drogue : la dépendance au fric.

- Au métro, les journées à 1000 $, c'était courant. Quitter ça pour le BS ? Pour des jobs au salaire minimum ? Je faisais des voyages. Je suis allé voir Pink Floyd, en Angleterre. T'es accro au fric avant de l'être à l'héro...

Des fois, dans le métro, Charlot croisait quelqu'un qui faisait semblant de ne pas le reconnaître. Alors la honte lui redonnait vie. L'envie de sortir de là. D'aller cogner à la porte d'une clinique de désintox. Il l'a fait quelquefois : jamais de place. Trop cher. Les sous de la dope ? Avez-vous cru qu'il les plaçait sur son livret de caisse d'épargne ?

- Pour aller en désintox, le plus vite c'est de faire un dépanneur, de se faire arrêter, de dire au juge que t'es drogué, alors il te " condamne " à te faire désintoxiquer...

Une longue longue longue descente, jusqu'à la roulotte de Pops. Jusqu'à dormir dans les cabines de peep show. Et toute cette merde que charriait son sang. Sept ans. On dira ce qu'on voudra, la vie est increvable ( sauf quand on est vieux, évidemment )

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Un jour, au carré Saint-Louis, Charlot a rencontré son petit frère qui arrivait de Gaspé pour étudier en ville. Venait à peine d'arriver et déjà au carre à tirer son joint ! Cout'donc, c'tu de famille ?

- J'ai failli l'entraîner. C'est passé proche. Mais finalement, ça a viré autrement. Je ne pouvais pas aller plus bas de toute façon.

Charlot n'a pas arrêté de se droguer pour sauver son petit frère. Ni le contraire, le petit frère n'a pas sauvé Charlot. On n'est pas dans un téléroman. On est dans la vie. Et la vie n'en demande pas tant. La vie, c'est pas comme la mer, tu peux aller plus loin que Gerry Roufs et revenir. La vie, ça prend juste un petit coin de terre ferme, de dur pour accoter ta rame et recommencer à ramer.

C'était il y a deux ans et demi. Charlot a collé des affiches aux arrêts d'autobus, dans les quartiers chics, " Ferais travaux de peinture ". Il a pris un appart avec son frère.

- Mais le vrai test, c'était l'école. Je n'avais jamais réussi là-dedans. Je suis allé à l'éducation aux adultes. Je repartais de loin. J'avais très peur de ne pas être capable, de me décourager...

Français, maths, anglais, en deux ans et demi, jamais une note en bas de 80. Charlot termine son secondaire en quelques mois à l'école Sainte-Croix. Depuis deux ans et demi, les études l'occupent à plein temps. Une rage d'étudier. Quelque chose d'obsessif, qui effraie un peu : Il devait être pareil dans la dope. Le genre qui se défonce, de toute façon, à quelque chose...

- Une petite pof de temps de temps ?

- Pas une seule depuis deux ans et demi.

- Retournes-tu voir tes amis du métro Longueuil ?

Je ne les évite pas quand je les croise. Des fois ça se passe bien, des fois moins : Y'a ceux qui sont contents pour moi, ceux qui sont jaloux et ceux qui sont cons de toute façon.

On était dans un café de la rue Saint-Denis. Son prof d'anglais avait tenu à l'accompagner. " Tous mes élèves représentent pour moi, d'une façon ou d'une autre, l'espoir. Mais lui m'a particulièrement touché ", m'avait-elle écrit. J'imagine la rencontre. Lui un beef. Des tatouages plein les bras, les cheveux à la taille. Elle une porcelaine dans un salon de thé.

Il y a des jours comme ça où la vie nous montre ce qu'elle a de plus beau. Mais j'ai l'impression qu'elle le regrette aussitôt à cause de tous ces curés qui en font du " positif ". La beauté, c'est par erreur. Toujours. Le positivisme, c'est la beauté tout le temps, c'est le refus de voir la laideur, c'est la connerie qui dit youppilaye la vie, et c'est pour ça madame que vos enfants vont se shooter au métro Longueuil, your fuking futures so bright, we gotta wear shades ( Frank Zappa, Joes Garage ).

Charlot, lui, marche à découvert maintenant. " Appelle-moi plus Charlot. Ça me dérange pas qu'on me reconnaisse. Je m'appelle Marc-Antoine Berger. "