Le samedi 6 septembre 1997


Mère Teresa : la folle de Dieu
Pierre Foglia, La Presse

NDLR : Pierre Foglia a rencontré mère Teresa lors d'une visite à la maison des Soeurs de la charité, à Calcutta, il y a sept ans. La Presse a publié le texte qui suit le 13 février 1990.

Je pensais que rencontrer une sainte devait être aussi difficile que rencontrer le pape. Mais pas du tout. Pour rencontrer une sainte, il suffit de se lever tôt.

J'étais debout à 5 h. J'avais calculé une bonne demi-heure de vélo de mon hôtel à la maison des Soeurs de la charité. C'est une autre chose qu'on ne peut pas faire avec le pape : aller lui dire bonjour à vélo. Mère Teresa si. On peut.

Ce sont les corbeaux qui m'ont réveillé si tôt. Calcutta est pleine de corbeaux. Comme si la ville n'était pas assez sinistre comme ça. Croâ croâ, surtout à l'aube. Ils se disputent avec les chiens sur les tas d'ordures.

Calcutta est un cauchemar à toute heure, mais à 5 h du matin, c'est un cauchemar encore endormi.

J'enfilais des petites rues désertes et à cause de tous les gens couchés sur les deux trottoirs, j'avais l'impression complètement folle de rouler dans le mitan d'un grand lit. Pourtant le jour se levait, irréel, inattendu, sur cette ville sans espoir.

La maison des Soeurs de la charité est située dans une grande artère à la limite de Chowringhee, le quartier le plus commerçant de la ville.

Je suis arrivé juste à temps pour la messe de six heures moins dix. Il y avait déjà là d'autres volontaires, une dizaine, toutes des filles. Bien entendu, j'étais volontaire moi aussi, je ne savais pas trop pour quelle tâche, mais on m'avait bien prévenu de ne pas être journaliste. Mère Teresa a souvent dit que le temps qu'elle passait à parler des pauvres avec les journalistes était du temps qu'elle ne passait pas à parler aux pauvres.

Il faut se déchausser avant d'entrer dans la chapelle, une grande pièce sans caractère crûment éclairée aux néons, sans banc, ni chaise. Mère Teresa était déjà là. Toujours à la même place, semble-t-il, au fond, face à l'autel, presque accotée contre la porte. Elle embrasse ainsi son troupeau, trois cents soeurs agenouillées, toutes dans le sari blanc bordé de bleu que mère Teresa a rendu glorieux, le sari qui est devenu l'uniforme de la sainteté...Trois cents soeurs, pour la plupart de toutes jeunes filles. Des enfants parfois. Des indiennes, mais aussi des Africaines, des Allemandes, des Françaises, des Anglaises. Peu de Nord-Américaines. Mère Teresa a déjà dit sa préférence pour les Européennes, plus dures à l'ouvrage...

À l'écart du moutonnement blanc et bleu des soeurs se tient le groupe disparate des volontaires, jeunes chrétiens de partout et de toutes espèces, freaks sur un trip spirituel ou straight apprentis curés, les petites filles de famille qui téléphonent tous les jours à leur maman.

La messe est dite en anglais par un père missionnaire canadien de la Saskatchewan. Le très doux chant des soeurs est ponctué par les bruits de la rue qui montent par les fenêtres ouvertes.

Mère Teresa a ce petit air penché et marabout qu'on lui connaît sur les photos. Son gros nez surplombe comme un rocher une bouche sans lèvres. Mémé ratatinée. Mémé allumée.

C'est ça une sainte ? Pas d'auréole, rien ? J'étais un peu déçu.

La messe se terminait. Je suis sorti dans le couloir. Qu'est-ce que je fais maintenant ? Je l'attends ? Et quand elle sort, je me jette à terre et je lui embrasse les pieds ?... Deux dames qui détonnaient autant que moi dans le groupe des volontaires venaient de me rejoindre dans le couloir. Un prêtre les accompagnait et je l'ai entendu leur dire : " Mère Teresa passe par ici en sortant de la chapelle pour aller à son bureau. Je vous présenterai... " Je me suis demandé ce que je lui dirais si jamais elle me parlait à moi aussi. Oserais-je lui transmettre le message de ma fiancée ! " Dis-y donc qu'on la trouve bien bonne et bien fine, mais qu'on la trouverait encore bien plus fine si elle arrêtait de dire des sottises sur l'avortement... "

La messe finie, les sœurs sont sorties dans un grand déploiement de voiles. Mère Teresa est venue la dernière. Elle se dirigeait vers nous quand elle fut arrêtée par une Japonaise qui s'est jetée à terre pour lui baiser les pieds. La salope m'avait volé mon idée... Ça ne lui a pas porté chance... Elle s'est fait engueuler quelque chose de rare ! oh qu'elle était pas contente la mère Teresa ! Elle te l'a ramassée !... Pendant que l'autre était penchée, elle lui donnait des tapes sur le dos. Tiens toé ! Lâche-moi donc les pieds espèce de Japonaise... Quand la groupie a fini par se relever, mère Teresa lui montrait le Christ sur le mur dans un geste qui voulait évidemment dire : C'est à lui qu'il faut embrasser les pieds...

Quand elle est arrivée à notre hauteur, le prêtre l'a arrêtée : " Mother, ce sont les deux Australiennes dont je vous ai parlé... " Mère Teresa leur a dit un merci assez bref, leur a serré la main et un coup partie a serré, la mienne.

Fait que voilà les boys, j'ai serré la main d'une sainte.

Et un peu plus tard je lui ai même parlé. Non, je ne lui ai pas fait le message de ma fiancée. Je cherchais ce prêtre canadien qui avait dit la messe et je suis tombé sur elle. J'ai voulu rebrousser chemin, mais elle m'a fait signe d'approcher : Viens ici mon enfant. Elle a pris ma main gauche dans les siennes et elle m'a dit en anglais : " Comment allez-vous ? " Je vous jure. Elle ne m'a pas demandé d'où je venais ni ce que je faisais là. Elle m'a dit : " Comment allez-vous ? "

- Bien madame...
Qu'est-ce qui lui prend ? C'est elle qui est malade, c'est elle qui est ploguée sur un pacemaker... Elle m'a tapoté un peu la main puis elle m'a dit très doucement, très gentiment et avec un sourire qui a soudain ensoleillé son milliard de rides, mais elle me l'a dit pareil : " il faudra mettre des pantalons longs pour venir à la messe demain... "

Je crois bien que j'ai rougi. Je voulais lui expliquer que ça pédale mal en jeans, c'est pour ça que j'avais mis mes bermudas de l'armée avec des grandes poches sur les côtés, bien pratiques pour mes papiers, mon passeport, mes billets d'avion... Mais au lieu de cela, j'ai bafouillé :
" - Voui madame... "

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Quoi, pas d'entrevue ?

Pas d'entrevue.

De toute façon, elle donne la même réponse à toutes les questions : Dieu. C'est une folle de Dieu. Comment dire autrement ? Quatre-vingts ans et cet amour dément-ciel. So. Une vieille folle de Dieu.

Aime-t-elle vraiment les pauvres ? Dieu les aime. Et elle aime Dieu.

En étant près des pauvres, elle est près de Dieu. Lumineuse logique.

Oui, mais Dieu aime-t-il vraiment les pauvres ?

J'y pensais justement en revenant à, mon hôtel dans Calcutta maintenant réveillée. Et réveillé aussi le cauchemar qui exsudait ses pétantes humeurs.

Des enfants s'étaient joints aux chiens et aux corbeaux sur les tas d'ordures.

Et pour revenir à la dernière question, je ne suis pas sûr.