Le samedi 25 octobre 1997


Par ignorance et commodité
Pierre Foglia, La Presse

On fait ces jours-ci en France le procès d'un homme accusé de crime contre l'humanité.

Ce qui est différent cette fois-ci, c'est qu'on ne juge pas un monstre, ni un bourreau, ni un SS. Pour une rare fois, sinon pour la première fois dans ce genre de procès historique, on juge un homme ordinaire.

Maurice Papon était fonctionnaire de l'État français ou de ce qu'il en restait en 1942. On retrouve sa signature sur l'ordre d'arrêter les juifs de la région de Bordeaux et de les convoyer vers les camps nazis ( 1500 juifs de la région de Bordeaux ont ainsi été déportés vers les camps d'extermination où ils ont presque tous péri ).

Non seulement Papon n'a pas été inquiété à la Libération, mais il a rejoint De Gaulle, est devenu plus tard son préfet de police, et a poursuivi sa carrière politique pendant près de 40 ans. Il était ministre du budget de Giscard quand Le Canard enchaîné a publié, en 1981, un dossier sur sa participation active à la déportation des juifs de Gironde.

Mais ce n'est pas l'ex-gaulliste, ni l'ex-ministre, ni le personnage politique que l'on juge aujourd'hui - même s'il est évident que, anonyme, il n'eût jamais été inquiété. C'est l'obscur fonctionnaire qui est accusé, c'est le vague secrétaire général qui, en 1942, dans un quelconque bureau de la préfecture de Gironde, obéissant à des directives supérieures, signait des paperasses. Quel genre de paperasses ? Par exemple, les réquisitions ordonnant aux responsables des chemins de fer de former le convoi pour le transfert des juifs de Gironde vers la région parisienne. Ces réquisitions étaient signées Papon. Évidemment, après Paris qui n'était qu'une escale, les juifs étaient dirigés vers les camps de la mort. Et Papon le savait.

Je ne suis pas en train de vous dire qu'on tracasse un innocent. En 1942, un Papon ne peut ignorer le sort que les Allemands réservent aux juifs. Comment réagit-il ? Comme un fonctionnaire : il signe des paperasses sans état d'âme. Seulement préoccupé de ne pas déplaire, attentif à ne rien faire qui pourrait compromettre la carrière qu'il envisage dans l'administration. Antisémite ? Pas au sens " furieux " de cette époque-là. En tout cas pas plus antisémite qu'une majorité de Français de cette époque-là. Tiens, pas plus antisémite que Mitterrand qui, comme le note Jacques Attali dans la préface de Verbatim : ( Mitterrand ) portait sur le génocide un regard distant : ce n'est pour lui qu'un fait de guerre, pas une monstruosité de la nature humaine ( 1 ).

En 1942, une majorité de Français pensent, comme Papon, comme Mitterrand, que le projet d'extermination des juifs est déraisonnable, Pas monstrueux. Déraisonnable.

Je me souviens de gens, dans ma rue, qui avaient caché des juifs et s'en sont vantés toute l'après-guerre. Les Maréchal, je me souviens, elle était corsetière, son mari militaire à la retraite, cent fois j'ai entendu la corsetière raconter son sauvetage à la même assemblée de commères (dont ma mère) : " Les miliciens allaient les arrêter et on sait bien ce qui serait arrivé. Il y avait un petit garçon, j'ai dit à mon mari qu'on ne pouvait pas laisser faire cela... même si c'était des juifs. "

Ce sauvetage, même si c'était des juifs, résume assez justement la France de cette époque-là. Le procès Papon a ceci de prodigieusement intéressant que c'est aussi le procès de la France de cette époque-là. Disons le procès de l'horreur ordinaire.

Les monstres nous font des indignations confortables. Hitler, Himmler, Klaus Barbie ? Inhumains et rassurants. Mais si, rassurants. Inhumains ça veut dire " pas humains ". Pas nous, donc. Ouf. Auschwitz, Treblinka, ce sont des bêtes qui ont fait ça. Pas nous.

Mais Bordeaux ? Mais Papon ? L'histoire de Maurice Papon est terrifiante en cela qu'elle nous dit que la bête est un homme, un bourgeois prospère dans une ville tranquille.

" Plus jamais Auschwitz ", ça se dit bien, on peut toujours rêver. Mais plus jamais Bordeaux ? Bordeaux sera toujours, comme Toulouse, Angoulême. Lausanne, Liège, Mulhouse. C'est toute la France, toute l'Europe. " Plus jamais Hitler ", ça se dit bien, on peut toujours y voir. Mais plus jamais Papon ? Imagine-t-on nom plus doucereusement français que Papon ! Ses petits-enfants doivent l'appeler papounet. Allez donc en faire un tortionnaire. Plus jamais Papon ? Il y a des millions, des milliards de Papons.

Le procès de Maurice Papon est si dérangeant que dans sa foulée, l'Église de France vient de se repentir publiquement de son silence qui " a laissé le champ libre à un engrenage mortifère " ( 2 ). Courageuse confession suivie d'une autre : celle des flics français qui ont également exprimé publiquement leurs regrets d'avoir collaboré à la déportation des juifs. Il est absolument remarquable que le procès des " monstres " du nazisme n'avait jamais provoqué de telles prises de conscience. Il aura fallu le procès d'un homme ordinaire, coupable d'horreur ordinaire pour toucher enfin à la vérité d'une époque.

L'horreur ordinaire ? Je vous soumets cette définition : de l'horreur devenue horrible après coup, mais qui, par ignorance, par commodité, par ignorance surtout, n'horrifie personne tandis qu'elle passe..

L'horreur ordinaire ? L'Histoire décantée, la boue au fond de notre verre.

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Dans cinquante ans, qui seront les nouveaux Papons ? Dans quelle horreur ordinaire qui n'horrifie personne aujourd'hui trempons-nous en ce moment même par ignorance et commodité ? Quelle boue nos petits-enfants remueront-ils au fond de leur verre ?

Toujours l'antisémitisme ? Je vais me faire d'autres amis du côté du Congrès juif, mais je ne crois pas. Il me semble que la mémoire de l'Holocauste est réveillée pour toujours et tous les Le Pen du monde n'y changeront rien.

Les juifs d'aujourd'hui seraient plutôt algériens, bosniaques, tutsis.

À moins qu'ils soient pauvres, chômeurs, BS. Jeunes.

Qui sait si l'horreur ordinaire qui n'horrifie personne aujourd'hui ne se nomme pas globalisation, mondialisation, profit, productivité, efficacité, compétitivité ? Qui sait si dans 50 ans on n'appellera pas à la barre des Papons qui auront à répondre de crimes contre l'humanité qui seront économiques, et écologiques ?

Qui sait ? Mais justement, on ne sait pas. C'est ce que nous apprend le procès Papon : on ne sait pas pendant que ça se passe. Par ignorance tout autant que par commodité.

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( 1 ) Cité par Anne Chemin dans Le Monde du 8 octobre, page 8.
( 2 ) Le Vatican emboîtera-t-il le pas un jour en confessant les silences mortifères de Pie XII ?