Le mardi 28 octobre 1997


Ce héros qui nous fait du bien
Pierre Foglia, La Presse

Jacques Villeneuve est champion du monde d'un sport qui n'en est pas un, qui est plutôt un art et en même temps la religion, l'obsession, la qualité fondamentale de notre époque : la vitesse.

Jacques Villeneuve est notre premier héros moderne.

Jacques Villeneuve est jeune, pas con, n'a jamais l'air épais, répond aux journalistes avec humour, dit parfois des trucs qui déplaisent à l'establishment de la Formule 1. C'est bien quand t'es jeune de déplaire à l'establishment.

Jacques Villeneuve est un rebelle " with a cause " : la sienne. Jacques Villeneuve est rusé et calculateur. Juste un petit exemple sans importance mais qui le montre bien : comme il est un peu chauve il s'est fait bleecher les cheveux et hop, on ne remarque plus qu'il est un peu chauve. On le trouve certes un peu fou mais c'est bien d'être un peu fou quand on est jeune, beaucoup mieux que d'être un peu chauve.

Jeunes, rebelles, un peu fous, les héros le sont presque toujours. Brillants comme Villeneuve, c'est déjà plus rare. Mais ce qui fait de Villeneuve un héros très différent " qui nous fait du bien " c'est, comment dire... son métissage.

Jacques Villeneuve est québécois, MAIS PAS TROP QUÉBÉCOIS. Les majuscules sont pour lever toute équivoque : le bien que nous fait Villeneuve est précisément dans ce " pas trop québécois ". Pas seulement, pas uniquement québécois.

Héros cosmopolite, Villeneuve est un héros excentré ( bien plus excentré qu'excentrique ). Villeneuve nous sort du Québec au lieu de nous y gluer comme les héros traditionnels.

Nos héros traditionnels, qu'on pense à Maurice Richard, Guy Lafleur, étaient ce que nous sommes en plus " purs ", en mieux, en plus québécois encore dans leur courage, leur ténacité, leur tête de cochon. En nous renvoyant notre image magnifiée, ils nous recentrent sur nous-même. Et même quand ils vont cueillir leurs succès sur des scènes étrangères, comme Céline Dion par exemple, ils entretiennent avec " la mère patrie ", une complicité triviale qu'ils veulent VRAIE. Mégastar, Céline Dion reste indécrottablement québécoise, elle retrouve pour parler au Québec, dans les vidéos qu'elle lui adresse ponctuellement comme des cartes postales, des accents poissards... oui, oui, nous dit-elle, je suis une mégastar, mais ne vous en faites pas avec ça, je suis restée la petite Québécoise tout simple que vous connaissez, la preuve, si vous saviez comme je m'ennuie des pâtés à la viande de ma mère... Comme Ulysse, Céline n'aspire qu'à revenir " vivre entre ses parents le reste de son âge "

Pas Jacques Villeneuve. Jamais complaisant au chapitre de la québécitude, Villeneuve ne fait pas mystère d'être d'un autre Québec que celui de son père et de son oncle. Québécois de loin. Québécois, oui très bien, mais pas seulement québécois. Québécois sous influences.

Il tombe drôlement bien ce héros qui nous emmène ailleurs au moment, où, justement, nous n'avons jamais autant éprouvé le besoin de sortir de nous-même.

Jacques Villeneuve notre premier héros moderne.

( Mais j'y pense à l'instant, peut-être pas tout à fait le premier, il n'aura manqué à Réjean Ducharme que de faire vroum-vroum - au lieu d'écrire des romans - pour le devancer ).

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L'athlète qui n'en est pas un -

And now for something completely different, mais toujours à propos de Villeneuve, du point de vue sémantique cette fois : peut-on dire, comme tout le monde le dit, ces jours-ci, que Villeneuve est un grand athlète ?

Non on ne peut pas le dire. Ni grand, ni petit, Villeneuve n'est pas athlète.

Un grand pilote. Un champion. Un dieu du volant. Pas un athlète.

Je sais, j'ai l'air de pinailler sur les mérites de Villeneuve. Ce n'est pourtant pas affaire de mérite, mais d'état. En son état Villeneuve n'est pas un athlète. C'est tout.

Et au-delà du cas Villeneuve, permettez-moi d'exprimer mon immense étonnement. C'est quand même incroyable. Je veux dire considérant la place que tient le sport dans les journaux, à la télé, dans notre vie en général, non seulement le public, mais de nombreux chroniqueurs de sport ne savent pas ce qu'est un athlète. J'en suis chaque fois médusé.

Un athlète ? Une mécanique humaine exceptionnelle qui n'a rien à voir avec la vôtre, la mienne ou celle de Jacques Villeneuve. Et un talent et une volonté exceptionnels pour pousser cette mécanique au-delà des limites connues.

Villeneuve, c'est la mécanique de sa voiture qu'il pousse. Ça n'a rien à voir comme exercice. On me dit qu'il est en forme. Moi aussi, pis ? On répète comiquement qu'il a la nuque très musclée ( à cause du poids du casque ) et j'entendais l'autre jour un artiste de ses amis raconter qu'il venait de lui téléphoner et savez-vous quoi ? " Jacques arrivait de son jogging, dix kilomètres ! " L'artiste en béait des ronds de chapeau : " Dix kilomètres ! "

J'ai 57 ans, je n'ai jamais été un athlète, je jogge dix kilomètres trois fois par semaine, je connais plein de gens, aussi nuls que moi physiquement qui en font autant, je ne vois pas ce qu'il y a de particulier là-dedans. Ou plutôt si, je vois : le grand public et quelques-uns de mes confrères n'ont aucune espèce d'idée de ce qu'est une performance d'athlète... Voulez-vous un flash, juste un petit ?

OK.

Elle s'appelle Alison Korn, 27 ans. De Montréal. Médaille d'argent à Atlanta, mais vous ne la connaissez pas, c'est une avironneuse, connaissez-vous des avironneuses ? Je m'en doutais. Alison raconte ( dans le dernier numéro d' Athletics, un superbe papier sur l'overtraining ) :

" Pour faire l'équipe canadienne j'ai commencé à m'entraîner en janvier 95 ( 18 mois avant les jeux ), trois fois PAR JOUR, six jours pas semaine... " I pushed myself way more than I ever did before... Nous pouvions enchaîner, sans pause, quatre fois la distance standard ( quatre fois 2 km ), c'était un effort incroyablement violent, après le premier segment tout mon corps me criait stop, j'étais près de vomir, et il restait trois fois cette distance à parcourir... Pour seulement suivre les autres, tu dois passer une limite au-delà de laquelle santé et forme ne veulent plus rien dire, ton corps devient une bombe à retardement, c'est tellement dur que tu espères que quelque chose va craquer qui t'obligera d'arrêter... "

C'est ça une athlète.

Allez-vous vous en souvenir au prochain vroum-vroum qui vous fera des accroire ?