Le samedi 1 novembre 1997


Carnet de voyage
Pierre Foglia, La Presse

Cette fois, pas de carnet, pas de notes, pas de vacances à rapporter, je les consomme sur place, m'étais-je promis.

J'ai laissé mon carnet, bien en vue, sur la table.

En route pour Mirabel, on s'est arrêté au dépanneur de Pike-River pour acheter La Presse. Quand je suis entré, la grosse à la caisse bouffait des chips. À la télé, au-dessus du comptoir, une fille musclée pédalait sur un exerciseur. Elle avait les muscles du fessier comme on les voit, bien distincts, sur les planches d'anatomie dans les dictionnaires médicaux. J'ai machinalement cherché mon carnet pour noter la scène. Pas de carnet. " As-tu un bout de papier, fiancée ? " je n'ai pas aimé son petit sourire.

Bon.., O.K., je suis drogué. Bon, O.K., je ne peux pas vivre sans écrire que je vis. Bon, O.K., je ne vais nulle part si je ne pars pas très précisément d'une ligne sur un bout de papier.

Sur la première ligne du carnet que j'ai acheté à Mirabel, j'ai noté la grosse qui bouffait des chips en regardant, à la télé, le cul de marbre de l'autre. C'est très précisément de là que je suis parti pour aller en vacances.

Je n'étais pas allé à Mirabel depuis le transfert des vols internationaux - sauf les vols nolisés - vers Dorval. C'est drôle, il n'y a personne à Mirabel et pourtant, on y est toujours aussi agglutinés dans les files, aux guichets et aux contrôles. On dirait que le vide autour, monumental, grandiloquent, nous fait nous serrer encore plus les uns sur les autres. On dirait qu'on a renversé une boîte de petits pois sur un terrain de football. Quel gâchis. D'aucuns se demandent quoi faire de Mirabel. Il ne faut rien en faire, il faut le laisser en l'état. Le faire visiter aux générations futures pour exactement ce qu'il est : le monument de la bouffissure d'une époque.

J'ai pris le dernier vol direct d'Air Transat vers Marseille, le dernier de la saison. On médit beaucoup de l'inconfort d'Air-Sardines, mais à 489 $ l'aller-retour, je n'hésite pas à en faire la réclame, quitte à vous conseiller d'apporter vos sandwiches... Êtes-vous déjà allé pisser à trois heures du matin, en avion, en classe économie ?... Toutes ces bouches ouvertes en remontant l'allée, toutes ces têtes renversées, ces corps abandonnés à un sommeil disloqués.. On s'attendrit, on se dit : Mon dieu, comme ils ont l'air innocents et gentils. Je me suis même dit que si l'avion tombait à cet instant, j'entrerais sans regret dans le pâté d'humanité que cela donnerait 30 000 pieds plus bas. J'ai fait pipi, ému. Ah si.

Le deuxième soir à l'hôtel, à la télé, il y avait Michel Drucker, ce type tellement propre que toutes ses émissions ont l'air de se dérouler dans une piscine, et que tous ses invités puent l'eau de Javel à plein nez. Ce soir-là, il y avait une pétasse en robe noire, avec des seins-obus qui n'a pas arrêté de nous montrer sa petite culotte en chantant une chanson à la gloire de Che Guevara. Qu'on déboulonne le héros du prolétariat, bon. Mais qu'on le recycle en vibrateur à faire mouiller les nymphettes, whaô... il y avait aussi Laura Fabian. Elle a parlé de l'été des Indiens au Québec. Je n'avais jamais remarqué que cette fille, qu'elle cause ou qu'elle chante, exsude une traînée d'huile à bronzer, et comme elle est un peu chromée, cela donne de jolis reflets chamarrés. Bref, son été des Indiens à Sainte-Adèle faisait plutôt penser à un été juif marocain à Disneyland. Mais bon, les Français étaient contents pareil, en autant que tu les dépayses...

Tous les matins après avoir acheté les journaux ( Le Monde et L'Équipe ) et des brioches au pâtissier, on prenait place à la table près de la fenêtre au Café du Commerce ou au Bar de la Mairie. À Sisteron, au Primerose, le garçon nous a parlé d'un Québécois qu'il avait eu comme client cet été : " Voyons comment s'appelle-t-il déjà ? Il fait de la radio à Québec, il est très connu "...

- Diriez-vous un peu Le Pen sur les bords ?

- Oui, oui...

- André Arthur ?

- C'est ça !

Au Shogun, à Puget-Théniers la serveuse avait les ongles bleus, les lèvres gonflées au collagène et des jeans qui lui rentraient si profond dans la craque que ma fiancée a dit en serrant les jambes : " Ouille, j'ai mal pour elle. " Il y avait déjà deux mononcle ( il était 7 heures du matin ) qui tournaient autour, dont un qui a dit à un moment donné (je me suis dépêché de noter tellement c'était beau ), il s'adressait à l'autre mononcle et il a dit : " Tu me connais, Marcel, je pleure pas facile. Moi, pour pleurer, faut que j'aie vraiment mal hein, mais quand le médecin m'a dit que je ne pourrais pas conduire ma voiture pendant un mois, alors là, tu vois,, j'ai pleuré... "

C'est pour des instants comme celui-là que je voyage. Moi non plus, je ne pleure pas souvent, sauf parfois de bonheur devant certains spécimens d'anthologie au grand musée vivant de l'Homme et de sa fiancée

Tous les matins Le Monde et L'Équipe, disais-je, sauf le lundi. Le Monde ne sort pas le lundi matin. Je me rabats sur Libération, qui m'énarve, mais qui m'énarve. Un journal tordu qui prend des poses, tiens ce genre de phrase dans une critique littéraire : " La demoiselle ( Amélie Nothomb ) s'autoconsidère comme le Quasimodo du milieu littéraire. " S'autoconsidère ? Se considère, ça ferait-tu pareil ? Ou c'est trop simple ? Ou est-ce parce qu'on appelle ça " un pronom réfléchi " et que tout ce qui réfléchit vous fait chier ?

Un jour, dans le col de Fombelle, on était tellement tout seuls sur la route en corniche qui venait d'être lavée de frais par une averse, la montagne était si silencieuse qu'on a entendu passer un planeur qui froissait l'air comme du papier de soie. Un autre jour, on s'est retrouvés avec nos vélos au milieu d'un troupeau de moutons. Ma fiancée a posé plein de questions au berger : " Où vous dormez, comment vous faites-vous à manger, et si vous étiez malade ? " Quand le troupeau et le berger se furent éloignés, elle avait encore une question : " Et comment il baise ? " Les mains en porte-voix, j'ai rappelé le berger : " Berger, oh berger... "

À Digne, qui est une magnifique petite ville, à Digne, rue de la Mère-de-Dieu, il y a une minuscule place, la place Paradis, et un banc vert sous des lampadaires. Quand je serai mort, je voudrais que mes amis, Bob, le Capitaine, Michel, les autres si j'en ai d'autres, aillent fumer une cigarette là, une nuit comme celle où j'ai pensé à eux et à la mort très fort.

Je voyage pour qu'on perde ma trace. C'est pour qu'on la retrouve que j'écris.