Le jeudi 6 novembre 1997


Ce garçon nous rend intelligents
Pierre Foglia, La Presse

Que j'ai donc aimé la réponse de Jacques Villeneuve à mon collègue du Journal de Montréal :

La question : " Que vous êtes vous dit, ta mère et toi, lorsque vous vous êtes parlé tout de suite après ta victoire en Espagne ? "
La réponse : " Je regrette, c'est du domaine privé et ce qui est du domaine privé doit rester privé. "

Qu'on donne immédiatement une médaille olympique à ce jeune homme. Combien de papiers moumounes nous éviteraient les athlètes en gardant pour eux leur mômans, leur matantes et leurs mononcles. Merci Jacques de leur montrer la voie.

Que j'aime ce garçon ! Sa simplicité bourrue, son embarras devant les honneurs bruyants. Pas du tout d'accord avec Jacques Duval qui disait après la conférence de presse que Villeneuve avait été " politiquement correct ".

Pas politiquement correct une miette, mon vieux. Il n'a pas fait une seule concession, sauf bien sûr, de consentir à cette fête, on se doute avec quelle réticence...

Question d'un journaliste de la région de Trois-Rivières : " Jacques, profiteras-tu de ton séjour parmi nous pour rendre une petite visite au musée Gilles-Villeneuve, ton papa après tout ? "

Réponse: " Non ! "

Quelles que soient ses raisons, je m'en fous. Ça ne me regarde pas. Mais Dieu que j'ai aimé la tranquille assurance de ce " non " devant 11000 personnes. Non, je n'ai pas envie d'aller au musée ( mausolée ? ) consacré à mon papa, n'insistez pas, merci.

Savez-vous quoi ? Ce garçon pose sur l'existence un pied incroyablement léger. Ce même pied, qu'il pose, si lourd, sur la pédale à gaz.

Vingt-cinq ans et déjà un dieu. Déjà un mythe. C'est amusant, la mythologie, mais ça dérange un peu les perspectives. Après Jerez, Jacques Villeneuve est devenu une couverture de magazine, un poster, une glorieuse abstraction, Héraclès dérobant les pommes d'or au nez du dragon des Hespérides... mais au naturel, de quoi a-t-il l'air, ce garçon ? Est-il grand, petit, gentil, un peu grassouillet, aussi baveux qu'on le dit ? Est-il monégasque ou trifluvien ? Boit-il de la bière ou du vin ?

On a vu arriver un jeune homme au visage rond, encore empâté des fossettes de l'enfance, l'aspect général est d'une lune rieuse, une lune à lunettes, le dos n'est pas droit, la tenue négligée... comment deviner que sa vie est déjà une épopée : il a l'air de descendre tout juste de l'autobus de Trois-Rivières. Comment saurait-on qu'il est le dieu tutélaire d'une nouvelle génération : il a l'air du gars qui vient de foxer son cours de philo au cégep, comme des milliers d'autres dans les estrades hier après-midi...

Tiens, comme les petits comiques du cégep John Abbott rencontrés aux abords du Centre Molson, casquettes vissées sur leur crâne chauve, flottant dans leurs grandes culottes, et aux pieds des runnings larges comme des pneus de Formule 1

- Pour vous, les amis, Villeneuve c'est gros comment ? Comme Mike Jordan ?
- C'est qui ça, Mike Jordan ?
Des petits comiques, disais-je. " Gros comme Bjorn Borg s'il avait été québécois ", m'a répondu un passionné de tennis, un peu plus loin. " Gros comme les Beatles ", a ajouté sa blonde. " Là t'exagères ! " a protesté le joueur de tennis.

" Ce que j'aime, c'est qu'il n'a rien à vendre ", a lancé une jeune femme. Sa gang l'a regardée : " Qu'est-ce tu veux dire, Maryse ? "...

- Ben Jordan vend des Nike, Tiger Williams des T-shirts, Mario Tremblay des trucks, mais Villeneuve, il vend quoi, pouvez me le dire ? Sûrement pas des chars. Il est complètement pur, Villeneuve.

Je n'ai pas pu me retenir : " Il vend des T-shirts aussi, mais il vend surtout des Rothmans, non ? " J'ai dû retraiter devant les protestations.

O.K., O.K., excusez-moi. Il vend du rêve.

C'est vrai aussi, bien sûr. Du rêve. De l'émotion. De l'indépendance. Pas l'indépendance du Québec. Là dessus, il est aussi discret que sur le reste. De l'indépendance tout court, qui n'est pas facile non plus.

- Vous ne l'avez pas trouvé trop discret ? Il n'a pas dit grand-chose, finalement ?... Ceux-là, peinturlurés et vociférants, ont exprimé, contre toute attente, des choses amusantes...

- C'était parfait, m'ont-ils dit. Il est exactement comme nous. Et excuse-moi, mais j'ai trouvé que les journalistes posaient des questions pas vraiment intéressantes, des questions poches.

- Comme quoi ?

- Je ne sais pas. Des questions comme : " Vas-tu aller dire bonjour à ta parenté à Trois-Rivières ? " C'est des questions de parents. Après, ils nous disent " pourquoi tu nous parles jamais ? " C'est bien simple : parce qu'on ne parle pas des mêmes affaires.

À un moment donné, Villeneuve a dit qu'il trippait sur les ordinateurs. Y'a pas eu une question là-dessus, j'aurais aimé savoir plein de choses... ils auraient pu laisser les gens poser directement des questions. Pis la présentation, franchement, ça faisait dur... et le maire ! Le maire !

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Toutes les sociétés se projettent dans leurs champions et s'exaltent à leurs victoires. Mais ce ne sont pas tous les champions qui supportent de se faire canoniser de leur vivant. La règle énonce même que plus ils sont grands, plus ils sont caractériels. Quand Shaquille O'Neil veut aller souper quelque part, il loue un restaurant pour ne pas avoir à supporter d'étrangers. Maradona tire les journalistes à la carabine, Marie-Jo Pérec pose nue pour un magazine, après avoir poursuivi L'Équipe pour une photo de son cul dans les starting-blocks, etc...

Ouf qu'un Villeneuve fait du bien, rafraîchit, réconcilie avec le Champion et sa fiancée. L'avez-vous vu grimacer hier à la seule évocation d'un défilé dans les rues de Montréal ?

- Oh non, pas un défilé ! Le même dégoût enfantin, la même tête que faisaient mes enfants quand ils étaient petits pour dire : " oh non, pas du brocoli ! " Au fait avez-vous retenu le message lancé adroitement à la foule : " Pas de défilé parce que j'aime me promener tranquillement avec mes chums, je suis pas doué pour les effusions publiques... " ? Avez-vous entendu la muette prière qui suivait : " S'il vous plaît, soyez fins " ?

Je suis peut-être naïf et tout, mais vous savez, quoi ? Je suis sûr qu'il va pouvoir se promener tranquille dans sa ville. Je suis sûr que les gens vont lui foutre la paix.

Savez quoi ? Ce garçon nous rend intelligents.